jeudi 10 avril 2008

Prohibition ?

Texte de la conférence du Dr. Micheline Roelandt, organisée par l’Union Rationaliste de Belgique le 6 octobre 2004

La règlementation du commerce des drogues : enjeux éthiques et scientifiques

Dr. Micheline Roelandt

En guise d’introduction il me semble important de préciser que quel que soit le credo du conférencier en matière de drogues (pour la guerre à la drogue ou contre la prohibition de certaines substances), il est utile de garder en mémoire que nous nageons, de toute façon, en pleine subjectivité. Pour certains, la prohibition des drogues, enclenchée par les Etats-Unis d’Amérique dès le début du 20ème siècle découle du constat de leur dangerosité : prévalence d’un nombre important de personnes dépendantes d’abord de la morphine, par la suite de l’héroïne. Pour d’autres, s’il est incontestable que les Etats-Unis comptait bon nombre de toxicomanes aux opiacés, leur mise au ban n’est que la conséquence de la nécessité économique, en période de récession, de discriminer d’abord les populations chinoises, consommatrices d’opium, dont la présence en Amérique n’avait plus d’utilité et par la suite les Mexicains consommateurs de cannabis.

Evaluer la toxicité intrinsèque de certains produits est évidemment rendu difficile du fait de leur prohibition. Ce que nous constatons sur un plan sanitaire n’est pas nécessairement la conséquence néfaste de l’utilisation de tel ou tel produit, mais le plus souvent la conséquence du manque de pureté du produit, de son mixage avec d’autres substances et des conditions de sa commercialisation qui rendent rapidement son usage prohibitif. L’attrait pour ces produits n’est pas nécessairement provoqué par leurs effets psychotropes mais peut, chez certains jeunes, s’expliquer par le plaisir éprouvé à commettre l’interdit.

Déterminer les raisons pour lesquelles ces produits ont été prohibés relève le plus souvent d’une construction a posteriori à caractère politico historico idéologique.

Mon exposé sera l’expression «nécessairement subjective » de ma propre conviction et je cherche et trouve la plupart de mes arguments chez des auteurs qui partagent mon credo.

Alors, puisqu’il y va de ma subjectivité je propose de consacrer quelques minutes à me situer.

Pour des raisons indépendantes de ma volonté je me suis trouvée rapidement avec une étiquette de « spécialiste » en toxicomanie puisque dès le début des années 70, travaillant comme psychiatre en formation dans un hôpital général de Bruxelles qui dispose d’un service de psychiatrie j’ai été confrontée à la nouvelle génération de toxicomanes. J’entends par cela, à ces toxicomanes qui ne constituaient plus une élite culturelle et/ou intellectuelle et qui, se recrutant dans toutes les couches sociales, touchaient le plus souvent des jeunes déstructurés.

Comme responsable des services d’urgence des hôpitaux St Pierre et Brugmann dans les années 80, et responsable d’un Centre de Crise par la suite, mes contacts avec des usagers problématiques de drogues ne pouvaient que croître et embellir. Ceux avec des personnes confrontées à des problèmes d’alcool ou à des toxicomanies aux médicaments aussi.

J’en suis donc arrivée à devoir constater la complexité de tout problème de dépendance à l’égard d’un produit. Complexité parce que le type de molécule importe (nous ne sommes pas tous en risque de dépendance à l’égard de tous les produits !), complexité parce que le type de personnalité y joue un rôle, non univoque, complexité parce que la situation sociale (au sens large : amis, entourage, situation professionnelle, estime sociale,) y importe, etc.

Et dans ce contexte, je ne pouvais pas ignorer que la dépendance à un produit légal, si elle est tout aussi difficile à résoudre que la dépendance à un produit illégal, entraînait quand même pour la personne dépendante une désocialisation moins spectaculaire et moins mortifère. Considérer la prohibition des drogues comme une protection de leurs consommateurs ne tenait donc pas la route et au contraire, l’ensemble des mesures judiciaires dont les derniers étaient victimes me paraissait autant d’éléments à prendre en compte pour expliquer leurs difficultés à s’en sortir.

Je n’étais manifestement pas la seule à m’en être rendue compte car vers la fin des années 80 de plus en plus de voix se sont levées parmi les toxicothérapeutes, pour dénoncer les méfaits de la guerre à la drogue sur les consommateurs de drogues.

Mais il n’y avait pas que les thérapeutes qui mettaient en doute le bien fondé de la guerre à la drogue, à l’intérieur des services de police et/ou d’Interpol des gens se posaient des questions sur le sens de leur travail et dans tout l’appareil judiciaire on finissait par constater que quelque chose ne tournait décidemment pas rond dans cette matière.

Certains professionnels se sont donc rassemblés dans des ligues antiprohibitionnistes internationales et nationales, refusant de se faire des promoteurs de l’usage des drogues mais se refusant tout autant à cautionner des politiques de prohibition qui toutes amènent à empêcher les individus à prendre leurs propres responsabilités en ce domaine. C’est d’ailleurs à partir de ce constat là que le Centre d’action laïque s’est mis à réfléchir aux fondements de la prohibition comme politique d’Etat. C’est effectivement l’Etat qui décide en lieu et place de la personne ce qu’elle est autorisée à consommer ou non.

Le « c’est pour ton Bien » que nous t’imposons telle ou telle conduite n’étant pas vraiment compatible avec l’esprit du libre examen le Centre d’action laïque s’est senti concerné par la lutte contre la prohibition de certaines drogues et vient d’entamer une campagne de sensibilisation à ce sujet.

Puisqu’il est impossible en un exposé de faire un tour complet de la question je me limiterai à la survoler et serai nécessairement non seulement subjective, mais également péremptoire.

Il est scientifiquement connu que partout dans le monde, entre 5 et 10% de la population présente une dépendance problématique à l’un ou l’autre produit. Chez nous, il s’agit majoritairement d’alcool et de médicaments. L’on sait que ce pourcentage augmente ou diminue essentiellement en fonction de facteurs sociaux. Ainsi, l’alcoolisme s’est accru sensiblement dès le début de la crise de l’emploi dans le bassin de Charleroi. Si l’on met d’autres produits à la disposition des gens le nombre total de personnes dépendantes ne va pas nécessairement augmenter. Seul l’éventail des produits auxquels on risque de devenir dépendant s’élargira. Mais si tous ces produits sont financièrement accessibles et présentent des critères de qualité, il n’y a pas nécessairement lieu de s’en inquiéter.

Même s’il est incontestable que certains produits entraînent plus rapidement une dépendance compulsive que d’autres, je pense notamment à l’héroïne, un opiacé synthétique, on sait que l’immense majorité des soldats américains au Vietnam l’y ont régulièrement consommé. On sait également que peu d’entre eux ont connu des problèmes de dépendance à l’héroïne par la suite, à leur retour au pays.

Nous savons par ailleurs que pratiquement tout le monde a consommé des opiacés au décours de l’une ou l’autre intervention chirurgicale ou à la suite d’une affection particulièrement douloureuse. On n’ignore pas que ces consommateurs arrêtent leur consommation lorsque la raison pour laquelle ils prenaient des opiacés disparaît.

Rien ne nous permet donc d’énoncer que la consommation fortuite de tel ou tel produit entraînera nécessairement une dépendance à son égard et l’histoire lointaine et récente nous prouve bien le contraire. Tous les produits actuellement prohibés sont connus depuis l’antiquité. Des civilisations entières s’en sont servies. Quelques uns de leurs habitants en sont probablement devenus dépendants, mais la grosse majorité les a consommés avec sagesse tout comme la majorité des occidentaux consomme l’alcool de façon récréative.

Il n’existe aucune bonne raison de croire qu’il en sera autrement pour les autres drogues.

On constate, par ailleurs, que la guerre à la drogue implique souvent la mise sur le marché de produits synthétiques beaucoup plus puissants, et donc plus accrocheurs, que les produits naturels dont ils sont extraits. Il y a un monde de différences entre le risque de dépendance constitué par la consommation régulière d’une pipe d’opium ou d’un shoot d’héro. Sniffer de la cocaïne et mâcher des feuilles de coca, comme le font les paysans colombiens depuis des siècles, ne présente pas le même danger.

Par ailleurs, dans la mesure où ces produits sont commercialisés par des circuits maffieux rien ne nous permet de croire que leur qualité est garantie et tout nous pousse à croire que la maffia a d’excellentes raisons pour en inonder le marché et en augmenter le prix d’achat à loisir d’autant que cet argent sert souvent à alimenter le marché des armes illégales.

Mais la prohibition permet également d’installer des systèmes de contrôle sur des populations entières. C’est en son nom qu’on brûle les champs de coca en Bolivie. Mais c’est également en son nom, qu’en Belgique, on autorise les forces de police à perquisitionner, à n’importe quel moment, sans mandat.

Comme je le signalais déjà des méchantes langues, notamment Line Beauchène, une politologue canadienne, professeure de criminologie à l’Université d’Ottawa, prétendent que la Harrison Act est la conséquence non pas de la dangerosité de l’opium, fumé sans trop de problèmes en Asie, en Europe et aux Etats-Unis durant des siècles, mais bien du désir des populations américaines à expulser le trop plein de main d’oeuvre chinoise des Etats-Unis à l’aune de la grande crise économique. Les mêmes expliquent la mise au ban du cannabis par le souci d’expulser les Mexicains des Etats du sud des Etats-Unis 20 ans plus tard.

Il est probable que la stigmatisation des Chinois aux Etats-Unis pour leur consommation d’opium, ensuite des Mexicains pour leur consommation de cannabis n’a pu s’opérer que grâce à l’engouement que connurent les Ligues de Tempérance dès la fin du 19e siècle. D’inspiration chrétienne, tant catholique que protestante, et notamment Anglicane, ces Ligues ont fait de nombreux adeptes aux Etats-Unis et au Canada, surtout parmi les femmes, récemment immigrées. Celles-ci arrivèrent dans un monde d’hommes, qu’il leur importait de socialiser afin de les transformer en époux et en parents responsables et pour ce faire il leur fallait d’abord et avant tout les empêcher de poursuivre leurs beuveries plus ou moins sauvages et les inciter à la modération, par la suite à l’abstention.

En l’absence d’un travail préparatoire idéologique d’inspiration religieuse, il eut été beaucoup plus difficile de mener campagne contre les opiacés puisque, le laudanum était commercialisé depuis l’époque des Romains et n’avait jamais posé de problèmes sanitaires majeurs, que du contraire. Il existe toute une littérature historico médicale qui prouve et promeut l’utilisation d’opiacés, achetés chez le droguiste, pendant tout le 19e siècle et consommé par les bébés. Comme nous le relate Virginia Berridge le laudanum, à une époque où l’hygiène était loin d’être parfaite prévenait les risques de diarrhée, grâce à son activité constipante. Elle assurait un meilleur sommeil aux enfants et les bébés qui recevaient du laudanum grossissaient donc mieux.

L’échec de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis, la diminution de l’impact de l’idéologie religieuse en Occident ont peu à peu réduit le pouvoir des Ligues de Tempérance, ce qui n’a pas empêché les Etats unis à poursuivre leurs croisades contre les « stupéfiants », ni à imposer leur politique en Asie. Nous avons donc pu assister, plus récemment, à la déroute de grandes parties de la population dans plusieurs pays d’Asie (la Thaïlande entre autres) qui ont signé les Conventions internationales depuis plus récemment, interdisant la culture et le commerce de l’opium, une drogue sociale pour eux, et créant par conséquent, un marché plantureux pour l’héroïne, dont des dizaines de milliers de personnes sont devenues victimes.

Si partout des voix s’élèvent pour exiger une remise en question des conventions internationales, et nous soutenons cette demande, entretemps il semble bien que sans modification de la Convention, la mise en place d’une autre politique des drogues pourrait se réaliser grâce à la possibilité que laisse la Convention de mener à bien une expérience scientifique ou sanitaire pour autant qu’il y ait une volonté politique à l’exiger.

Le C.A.L. propose donc un projet de loi qui met en place cette expérience scientifique sanitaire et réglemente le commerce des drogues actuellement prohibées en les vendant dans des officines d’Etat spécialement organisées à cet effet.

Il va de soi qu’il s’agit là d’un projet « révolutionnaire » qui aurait tout intérêt à être mené de concert avec d’autres pays européens et nous permettrait par ailleurs de nous distinguer de l’actuel maître du monde et d’en finir avec notre soumission à cet interdit qui tant sur un plan pratique que sur un plan éthique pose plus de problèmes qu’il n’en résout.

Je profiterai du temps qui me reste pour approfondir cette dernière assertion.

Si déjà dans un avis de 1994, le Comité Consultatif Français sur l’Ethique des sciences de la vie et de la santé faisait clairement remarquer qu’il n’existe aucune base scientifique qui permette de justifier la distinction entre drogues légales et drogues illégales, et nous savons tous que ce comité n’est pas le plus révolutionnaire d’Europe ! il n’empêche que la mise au ban arbitraire de certains produits rend leur consommation plus dangereuse, nous avons déjà fait allusion à certains de ces problèmes. Hormis ceux-là, arrêtons-nous à la question de la prévention.

La mise en place de la prohibition de certaines drogues a nécessité leur diabolisation. Le maintien de leur prohibition s’accompagne d’une intoxication médiatique et politique afin de convaincre le commun des mortels du bien-fondé de cette prohibition. Parmi le commun des mortels se trouve des parents, des enseignants et des éducateurs en tous genres qui adressent donc aux enfants dont ils assurent l’éducation des messages catastrophistes. Et si, durant des décennies ces messages n’ont pas produits d’effets dévastateurs, dans la mesure où le marché n’était pas inondé de drogues, depuis la fin des années 60 ces messages sont mortifères. La drogue est accessible, les jeunes sont par définition attirés par l’interdit et tentés par le dépassement d’eux-mêmes et des limites. Leurs copains fument un joint de temps à autre, eux aussi. Ni eux, ni leurs parents n’ont été informés, avec un minimum d’objectivité, sur la « bonne façon » de consommer du cannabis, puisque toute consommation est interdite.

Plutôt que d’apprendre à fumer de temps en temps le soir à une boum ou avec quelques copains avant le coucher, plutôt que d’apprendre qu’on ne fume pas, pas plus qu’on ne boit, avant de suivre des cours ou faire ses devoirs, ils apprennent qu’en fumant un joint ils vont nécessairement devenir « fou » ou dépendant. Et, dans l’exacte mesure où ils ne deviennent ni l’un, ni l’autre, ils ne voient pas toujours de bonnes raisons pour ne pas goûter à l’héroïne, qui elle est plus difficile à gérer.

La prohibition empêche donc une prévention intelligente et de surcroît elle bloque le dialogue entre les parents et leurs enfants, les premiers n’ayant que peu d’expériences en la matière s’affolent et racontent des inepties à leurs gosses qui en savent plus qu’eux.

Il est évident que prendre des drogues constitue un risque. Mais prendre le volant en constitue un aussi. Faut-il donc abolir la moto ou la voiture ou y a-t-il intérêt à apprendre à rouler prudemment ?

Ce qui importe n’est pas le produit consommé, mais la façon dont il l’est et ce que nous savons sur les conduites alcooliques nous permet de prétendre déjà que le « boire en cachette » est toujours plus dangereux que le boire socialement.

L’imposition de la prohibition empêche d’ailleurs la plupart du temps à tous ceux qui consomment des drogues depuis des années de façon parfaitement contrôlée de faire la publicité sur leurs modes de consommation ce qui nous met dans la position du serpent qui se mord la queue. Seuls ces consommateurs qui posent des problèmes font la une des journaux et servent à confirmer le bien-fondé de la prohibition. Les autres se taisent de peur d’une intervention judiciaire à leur égard.

En matière de prévention nous savons pourtant que la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis fut un échec.

Nous savons également que des politiques à allures prohibitionnistes en Suède par exemple ou en Irlande à l’égard de l’alcool ne font que confirmer leur utilité. Il est bien connu que lorsque les Suédois descendent d’un avion, hors frontières, la moitié d’entre eux est bitue. Ils ont enfin pu boire sans se ruiner et dès que l’occasion se présente ils s’en donnent à coeur joie, sans mesure, confirmant ainsi leur incapacité à boire modérément.

J’ignore si c’est encore le cas, mais il y a quelques années, en Irlande, à l’heure de la fermeture du pub la moitié des clients était «schelezat ». Pour protéger les Irlandais de leur incapacité génétique ? à boire modérément on ne les servait plus au-delà de 23 h et à 24 h, on fermait l’établissement. En pratique les clients commandaient, et buvaient, un maximum de Gordon entre leur arrivée et les 23 h fatidiques … et roulaient sur le trottoir à minuit prouvant ainsi qu’on avait bien raison de limiter leur consommation !

Pourtant les Suédois, les Irlandais et les Belges ne font partie que d’une seule et même race et on ne peut attribuer leur difficulté à gérer intelligemment l’alcool qu’au mode de distribution de l’alcool dans leur pays.

Si sur un plan pratique ce type de mesures est donc contre-productif sur un plan éthique elles sont inacceptables parce qu’elles induisent une déresponsabilisation citoyenne et ne se justifient que par le désir de protéger les citoyens contre eux-mêmes sans pour autant y arriver !

Mais qu’en est-il de ces jeunes dits fragiles, demanderont certains. Vous n’êtes pas sans savoir que la plupart des choses que je vous ai racontées ce soir se retrouvent dans le rapport de la commission parlementaire « drogues » réunie à la fin des années 90. Si la grande majorité des experts appelés a confirmé l’inutilité de la prohibition, suite à quoi les procureurs généraux ont incité les tribunaux à classer sans suites, les dossiers des consommateurs, il n’empêche que ces derniers préconisaient quand même de poursuivre les plus fragiles d’entre eux ! afin de les protéger contre eux-mêmes.

En traduction, si vous vous trouvez face à un jeune qui fume un joint, poursuit ses études ou travaille, ne faites rien. Si le jeune par contre est en décrochage scolaire, dressez un procès-verbal on le poursuivra !

Il y a donc fort à parier que certaines personnes dans notre pays croient qu’une condamnation, de quelque type qu’elle soit, constitue une motivation à vivre et à s’insérer pour un jeune marginalisé ! Devons-nous en déduire qu’il est plus facile de trouver un emploi avec un casier judiciaire que sans ?ou s’agit-il d’un retour vers l’époque ou on condamnait ceux qui n’avaient pas réussi à mourir à la suite de leur tentative de suicide !

Il va de soi que toute personne, jeune ou moins jeune, qui trouve en elle de bonnes raisons de vouloir vivre pourra apprendre à gérer sa consommation de drogues autant que l’ensemble de ses autres comportements à risque. Si une bonne cuite la veille d’un jour de boulot ne m’apprend pas à limiter ma consommation à l’avenir, c’est que je n’y tiens pas plus que cela à ce boulot. Mais si je n’y tiens pas plus que cela, voire si je suis totalement larguée, je n’ai aucune bonne raison à vouloir contrôler ma consommation. Dans ce cas, il y a fort à craindre que mon désir de vivre ne s’éveillera pas plus en prison, lorsque j’aurai non seulement perdue mon emploi, mais en outre été condamnée pour usage d’alcool.

Si la prohibition protège certains jeunes parce qu’ils ont peur des conséquences judiciaires qu’entraînerait la consommation de certaines drogues, elle ne protège donc que ceux qui ne doivent pas l’être. Ceux qui surconsomment et prennent des risques pour leur santé et pour leur insertion sociale, n’ont aucune bonne raison de craindre les conséquences judiciaires et encore moins de bonnes raisons pour se sentir mieux après l’intervention de la Justice, qu’avant.

Ce que je vous ai raconté ce soir, le commun des mortels peut le comprendre. Et pourtant, la guerre à la drogue reste « in ». Il ne suffit pas, statistiques à l’appui, de démontrer que la politique de normalisation que suivent les Pays-Bas depuis plus de 20 ans, en facilitant l’achat de cannabis, une drogue douce par excellence, n’implique pas qu’il y a en moyenne plus de consommateurs de T.H.C. chez eux qu’ailleurs, mais signifie au contraire que depuis une dizaine d’années leurs jeunes semblent moins intéressés par l’héroïne que ceux en France, par exemple, pour que la politique prohibitionniste s’amende. Il ne suffit pas de constater que les héroïnomanes néerlandais vivent mieux, plus sainement et plus longtemps qu’ailleurs en Europe pour convaincre les instances politiques de l’utilité de revoir leurs programmes.

Seule l’apparition du virus du sida, identifié durant les premières années quatre-vingt a obligé certains Etats à appliquer des politiques de réduction des dommages. Car c’est bien grâce au virus du sida que la distribution de produits de substitution a été envisagée. Les toxicomanes « en manque » étant prêts à tout pour trouver l’argent nécessaire, certains se prostituaient et présentaient donc un danger de contamination pour monsieur tout le monde. Par l’introduction de projets d’échanges de seringues on espérait diminuer le nombre de toxicos infectés. Par l’assouplissement de la distribution de méthadone, et autres substituts on diminuait, non seulement la petite criminalité (même s’il n’a jamais été prouvée qu’elle était en rapport avec la toxicomanie, que du contraire !), mais on diminuait la prostitution dans les rangs des toxicos et on protégeait donc indirectement leurs clients. Un certain assouplissement dans les mises en pratique de la prohibition n’est donc pas tellement le résultat d’une évolution de la pensée en la matière que la conséquence de l’apparition de l’H.T.L.V.3, qui cette fois, contrairement au tréponème, agent infectieux responsable de la syphilis, identifié comme l’allié de Dieu dans la guerre contre la sexualité des 18ème et 19ème siècles, s’est trouvé être l’allié du toxicomane.

Il y a donc lieu de se poser la question des résistances au changement. Un siècle de diabolisation de certains produits laisse des traces, c’est incontestable. Mais il y a fort à craindre que ce ne soit pas la seule résistance.

Si l’impact des religions a diminué en Occident, le rapport du citoyen moyen au plaisir reste empreint de culpabilité, d’autant plus s’il ne connaît pas ces plaisirs et les fantasme. Notre culture est et reste d’inspiration judéo-chrétienne et ce n’est pas parce que Freud a mis en début du 20e l’épanouissement sexuel en tête du hit parade, inversant ainsi les convictions scientifiques de l’époque en prônant que la maladie était la conséquence du manque d’épanouissement sexuel et non le résultat de la débauche ! que nous avons tous intégré le droit de chacun a trouver son plaisir où il peut.

Cela n’empêche qu’il est hautement probable que la cause première de la résistance au changement en matière de politique prohibitionniste soit d’abord économique et financière. La masse financière que représente le marché illégal – on parle de 500 milliards de dollars par an - et le pouvoir politique et économique de ceux qui en profitent explique probablement bien des choses, d’autant comme on le disait déjà, que cet argent sert à nourrir les guéguerres de par le monde. Je vous renvoie à l’Observatoire Géopolitique des Drogues et aux écrits de Labrousse pour de plus amples informations.

Mais il y a une résistance qui n’est pas des moindres : celle liée à la reproduction, dite administrative. La guerre à la drogue emploie quantité de gens, dans les polices, dans les milieux judiciaires, parmi les instances médico-sociales, parmi les fonctionnaires et aux Etats-Unis des administrations entières s’y consacrent. Rien ne peut amener tout ce beau monde à vouloir scier la branche sur laquelle il est assis.

Et lorsqu’en Europe ou en Asie, un pays tente de s’échapper de l’imposition de la guerre à la drogue, les Etats-Unis disposent de moyens certains pour le convaincre du contraire.

Cela ne m’empêche pas, pour autant, d’espérer que le bon sens l’emportera un jour, et que rapidement on réussira à introduire une faille dans l’édifice.

D’un point de vue scientifique il est assez évident que nous avons tout à gagner à étudier sereinement les effets de ces psychotropes illégaux sur des consommateurs légaux. D’un point de vue éthique il est urgent d’informer objectivement les jeunes et moins jeunes des risques qu’ils prennent en consommant ce type de substances tout en en garantissant la qualité et la pureté. Toujours d’un point de vue éthique il est indispensable de restituer aux citoyens le droit de choisir, en toute autonomie, quels produits ils désireraient éventuellement consommer.

source : Micheline Roelandt

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