lundi 20 octobre 2008

Credit-Default Swaps pour les nuls @ Blog de Paul Jorion

Ce texte est un « article presslib’ » (*)

Si vous avez écouté mes deux interventions sur les radio et télévision canadiennes, vous avez compris la séquence : mardi dernier (le 14), j’étais invité à parler (en français) sur Canal Argent (Montréal) où j’évoquais l’échéance du mardi 21 pour le règlement des Credit-Default Swaps (CDS) portant sur Lehman Brothers - dont la faillite, je vous le rappelle, remonte au 15 septembre. Rendez-vous a été pris pour le 22, où j’évaluerai pour Canal Argent, le résultat des courses. J’expliquais qu’un certains nombre de hedge funds tomberont probablement ce jour-là, et peut–être même, certaines banques. La nouvelle passait rapidement la frontière linguistique et j’étais aussitôt invité à parler hier (le 17) sur CFRA (Toronto) où je mentionnais également mon inquiétude pour mardi prochain.

Le monde se partage en deux : ceux qui pensent que le 21 sera une date décisive et ceux qui pensent qu’il s’agit d’un pétard mouillé. Je fais partie des partisans de la première hypothèse même si mes raisons pour le penser sont indirectes.

Je ne reviens pas sur le mécanisme détaillé des CDS, j’en ai déjà parlé longuement, en particulier dans Les CDS : le monstrueux contraire d’une assuranceoù j’expliquais qu’

… un Credit-Default Swap est un type d’assurance contractée à titre privé où le vendeur du swap joue le rôle d’assureur et l’acheteur, d’assuré. Le vendeur remboursera à l’acheteur les pertes que ce dernier viendrait à subir du fait de la défaillance d’un tiers. Pour bénéficier de ce service, l’acheteur du swap verse au vendeur une prime dont le montant est déterminé par le marché en fonction du risque de perte tel qu’il est alors perçu.

La particularité de cette « assurance » d’un type très spécial, c’est qu’il n’est pas nécessaire de courir le moindre risque pour y souscrire : on peut « s’assurer » contre tout ce qu’on veut du moment qu’on trouve une contrepartie prête à parier dans la direction opposée, si bien que dans les faits, il s’agit le plus souvent d’un simple « pari » plutôt que d’une véritable assurance.

Il y a deux types de positions dites « nues » : celle de celui qui avait acheté des CDS parce qu’il était convaincu que Lehman allait ramasser la pelle : si rien ne se passait, il se serait simplement acquitté pour rien de la prime, si Lehman chutait, comme ce fut le cas, il touchait le gros lot. En face, également en position « nue », il y avait le vendeur de CDS, l’« assureur », si Lehman chutait, il en serait de sa poche pour la perte subie.

Rien n’interdisait bien sûr de parier dans les deux directions selon une stratégie dite de couverture. Disons que la prime à payer le lundi pour s’assurer contre le défaut des obligations émises par Lehman est de 50 et que j’achète alors des CDS en versant cette prime. Et disons que la prime monte à 75 le jeudi et que je vende alors le même nombre de CDS. J’ai empoché la différence, soit 25, et je ne cours aucun risque : je suis couvert : si Lehman fait faillite, celui que j’ai « assuré » se retournera vers moi, mais je me tournerai à mon tour vers celui qui m’a vendu des CDS et qui m’a assuré moi.

Et c’est ici que les choses se corsent : le marché des CDS souscrits sur Lehman Brothers est de gré à gré, entre deux parties adultes et consentantes, qui n’ont de compte à rendre à personne : le marché n’est pas régulé et personne ne s’est préoccupé de contrôler si les « assureurs », les vendeurs de CDS, avaient de quoi régler les acheteurs, les « assurés », le cas échéant.

Tout ce que l’on sait, c’est que le montant total des CDS portant sur Lehman Brothers se monte à 400 milliards de dollars. « Oui », s’écrieront certains, « mais les CDS sont des produits dérivés et ces 400 milliards sont donc des montants simplement “notionnels” ». J’ai eu l’occasion moi-même de rappeler que des montants notionnels sont utilisés comme base de calcul sans représenter nécessairement un risque effectif. Dans ce cas-ci toutefois on connaît avec précision le rapport entre notionnel et risque effectif : une vente aux enchères d’obligations de Lehman Brothers a eu lieu le 11 octobre, au cours de laquelle les détenteurs n’ont pu récupérer sur leurs titres que 8,625 cents du dollar, ce qui veut dire que les vendeurs de CDS devront verser le montant perdu à leurs « assurés », soit 91,375 cents du dollar.

Les sommes à régler sont donc réduites de 400 milliards de dollars à 365,5 milliards (400 * 0,91375). Est-ce à dire que c’est le montant qui devra changer de main mardi ? Non. Pourquoi ? Parce qu’il y a certainement des participants qui sontcouverts : qui ont parié dans les deux direction, soit pour bénéficier d’un arbitrageen ayant payé une prime peu élevée pour les CDS qu’ils ont acheté et en ayant exigé une prime plus élevée pour ceux qu’ils ont vendu, afin d’empocher la différence, soit parce qu’ils ont commencé par vendre des CDS puis ont eu peur et en ont acheté pour se couvrir.

On peut imaginer, à la limite, que tous les intervenants sont couverts. Dans ce cas-là, rien ne se passera mardi : le risque réel aura été nul et chacun aura simplement gagné ou perdu selon qu’il aura vendu des primes plus élevées que celles dont il a dû s’acquitter lui-même, ou l’inverse.

Quelqu’un est de cet avis : Depository Trust and Clearing Corporation, une compagnie qui s’occupe de compensation entre firmes et qui se vante de connaître les parties liées par les contrats et considère que les positions « nues » se montent à 6 milliards de dollars, soit un soixantième seulement des 365,5 milliards calculés précédemment.

Quel est le chiffre réel ? Il se situe nécessairement quelque part entre 0 et 365,5 milliards de dollars. Zéro, c’est très peu et 365,5 milliards, c’est beaucoup. C’est ici qu’il faut passer par les preuves indirectes. Le montant ne sera pas zéro pour deux raisons. La première, c’est qu’il y a eu un moment où il était devenu très probable que Lehman Brothers allait se crasher et certains ont dû vouloir parier sur sa perte. La deuxième raison, ce sont les Donald Uderitz de ce monde. J’ai évoqué ce monsieur dans Les deux survivantes et les CDS où je citais un article du Wall Street Journal qui expliquait la chose suivante :

Donald Uderitz, le gestionnaire du fonds d’investissement spéculatif [CDO Plus Master Fund Ltd.], dit qu’il pensait que la probabilité était très faible qu’il ait jamais à débourser pour honorer ces assurances [qu'il vendait sous la forme de CDS] destinées à couvrir les pertes des CDO. Il expliquait dans un entretien qu’il avait acheté la firme pour encaisser les commissions que les banques verseraient à son fonds d’investissement, à savoir 5,5 % du montant notionnel de 10 millions de dollars du [Credit-Default] swap de Citigroup et 2,75 % de Wachovia. Mr. Uderitz dit que maintenant il se sent « couillonné » (suckered).

Il n’est sûrement pas le seul gérant de hedge fund a avoir pensé qu’encaisser des commissions pour un risque pratiquement nul (Lehman Brothers ? un des fleurons de Wall Street ?) était une bonne opération.

Quels sont les indications chiffrées : il y a d’abord les 250 milliards de dollars que Mr. Paulson a déjà tiré sur son fonds de 700 milliards et a imposé comme prise de participation forcée aux neuf principales banques américaines. Il y a ensuite les 85 milliards de dollars qui ont servi à renflouer l’assureur pseudo-nationalisé AIG, grand vendeur de CDS devant l’éternel, à quoi a été ajoutée récemment la somme étonnamment précise de 37,8 milliards, suggérant qu’un calcul de pertes éventuelles a été effectué. Et il y a d’autres informations complémentaires, comme l’assureur Ethias qui doit trouver 1,5 milliard d’euros pour mardi, ou la Fed qui a annoncé que sa fenêtre d’escompte permettant aux banques d’emprunter des fonds restera exceptionnellement ouverte tard, le 21, etc.

Alors à combien s’élèveront les versements mardi ? Impossible à dire, la seule chose qui soit sûre, c’est qu’un nombre important de fonds d’investissement spéculatifs y laisseront leur peau. Les sommes qu’ils doivent aux grandes banques et qu’ils ne pourront pas régler seront passées par elles aux profits et pertes. Les 122,8 milliards (85 + 37,8) de provisions d’AIG, additionnés aux 250 procurées par le plan Paulson aux neuf grandes banques, cela fait 372,8 milliards de dollars. Ce chiffre vous rappelle sans doute quelque chose. Oui, bien sûr : les 365,5 milliards de dollars d’exposition totale des CDS portant sur Lehman Brothers, calculés plus haut.

Les banques américaines ont donc été blindées par leur gouvernement pour pouvoir encaisser le choc de plein fouet. Vendredi, dans un entretien sur la chaîne de télévision de l’agence Bloomberg, Mr. Paulson, secrétaire au Trésor américain, expliquait qu’il n’y avait pas dans son plan à 700 milliards de dollars de fonds prévus pour venir en aide aux hedge funds. Les banques - du moins les banques américaines - seront donc probablement toujours présentes mercredi matin. Les fonds d’investissement spéculatifs, je ne m’aventurerais pas !

(*) Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.


source : Blog de Paul Jorion



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