vendredi 28 novembre 2008

Pierre Mertens @ Le Soir (forum)


Ma petite juive est à Dachau, elle est dans la chaux vive, elle a quitté son ghetto, pour être brûlée vive »…

On ne se lasse pas de lire et de relire ces phrases d’un pastiche qui triompherait, sans peine, dans n’importe quel hit-parade dévoué à l’abjection. Elles ont été scandées, avec un air hilare, en famille, au soleil, par un homme qui est encore aujourd’hui sénateur. La scène a été filmée alors qu’on devine avec quelle alacrité elle fut vécue par les protagonistes.

Un vent favorable dépose le document entre les mains d’une organisation dont c’est la vocation et la raison d’être de faire réprimer semblables ignominies.

Quatre professeurs d’université – d’une notoriété certaine – s’émeuvent et communient dans la crainte que leur inspirent de pareilles poursuites, et les dérives auxquelles elles pourraient donner lieu (on admirera, au passage, quelle passerelle miraculeuse relie en l’occurrence le monde chrétien et le laïc). Tout cela au nom de la liberté d’expression et du respect dû à la vie privée.

Pour un rien, on sentirait nos mousquetaires tout peinés, tandis qu’ils volent au secours – qu’ils le voulussent ou non – de notre terrifiant parolier d’occasion. On devine sans peine toute l’étendue de leur bonne conscience. Car il doit être savoureux de disculper jusqu’à un certain point, entre la poire et le fromage, en référence aux valeurs démocratiques, celui-là même qui les piétine. C’est pour le coup qu’on a l’air subtil et futé, et radical. Ne hurlant pas avec les loups, ne cédant pas à la tentation du lynchage médiatique, etc. Voilà qui est quasiment voluptueux.

On ne calcule plus, alors, jusqu’à quelles aberrations peut conduire, dans un goût certain du paradoxe, un tel masochisme.  

Bien sûr, le slogan bien connu : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » peut apparaître bien pernicieux – on ne saurait profondément y souscrire – mais il s’agit, ici, de bien autre chose.

Des voix se sont élevées, çà et là, pour se récrier devant ce défi à un élémentaire bon sens.

Mais il me semble qu’un argument de taille a été négligé dans leur réfutation.

Michel Delacroix, leader du Front national au moment des faits et parlementaire, est un homme politique, un mandataire public accoutumé de tenir, à l’écart de ses récentes vocalises, un langage qui s’inspire de leur « esprit ».

Pour « privé » qu’il apparaisse, son message – cette façon à lui de proclamer Viva la muerte, s’inscrit dans le droit fil des convictions qu’il affiche dans le cadre du mandat qu’il exerce. L’ignoble parodie de la chanson de Guy Béart qu’il a prise pour modèle s’apparente à une variation sur un thème connu qui compromet son activité d’idéologue représentatif.

Invoquer ici, à son profit, la prise en compte de sa « privacy » confinerait à une bien étrange mansuétude. A sa table de café, entonnant les strophes de sa monstrueuse complainte, il était encore en représentation de l’idéologie qu’il véhicule. Qu’il ait été, d’une certaine façon, surpris en flagrant délit, il ne saurait, sans outrecuidance, invoquer sans ridicule, à son sujet, les principes d’une démocratie dont c’est l’honneur et la finalité de poursuivre et condamner le racisme et l’un de ses corollaires : le négationnisme.

La haine raciale, le nouvel antisémitisme, le révisionnisme ordinaire : l’atmosphère en est saturée.

Les couplets rances d’un chanteur qui porte le doux nom de Dieudonné – quelle usurpation ! –, certains dessins d’un caricaturiste apprécié mais qui, depuis trente ans, amalgame allègrement la croix gammée et l’étoile de David, les réponses négationnistes d’un député du Front national à un chercheur universitaire… On citerait à l’envi des exemples. Evidemment, ceux-ci ne présentent pas tous le même caractère de gravité, mais ce sont autant de syndromes.

Tiens ! A la réflexion, observons qu’à la différence de Patrick Cocriamont, Michel Delacroix, dans son immonde goualante, ne nie pas l’existence des chambres à gaz, et même il les confirme… Le détail vaut son pesant de cendres…

Mais cela déborde le cadre de la Shoah. Ailleurs, on minimise, on banalise les crimes de Franco. Ou le génocide des Arméniens. Ou celui des Tutsis. Le journaliste Pierre Péan vient d’être relaxé par un tribunal français des poursuites engagées contre lui pour avoir reproché au peuple martyr du Rwanda d’avoir pratiqué « la culture du mensonge » (sic). Décidément, l’occultation ou l’escamotage – judiciaire ou seulement mondain – du mal, figurent bien à l’ordre du jour…

Malgré cela, des historiens – dont certains parmi les plus réputés, et ayant payé de leur personne dans la dénonciation du fascisme – inclinent à penser que la notion même de crime contre l’humanité ne saurait s’appliquer rétroactivement, et même que le Droit ne saurait via les lois dites « mémorielles » se substituer à l’Histoire. Comme s’ils ne sauraient, parallèlement, occuper le « terrain »…

Comment sacrifier, en l’espèce, à des réflexes d’autoprotection quasiment corporatistes ? Et refuser les acquis immenses accomplis, par le droit international depuis plus d’un demi-siècle ?

Devoir de mémoire » : belle mais énigmatique expression car n’est-il pas bien étrange qu’on ait jugé nécessaire d’en arriver à le proclamer ?

Comme si cette mémoire qui, en principe, nous est si naturelle, qui est le propre de l’homme, ne constituait pas, bien davantage, un droit. Mais un droit que d’aucuns renonceraient à exercer… Cette amnésie volontaire ressemblant fort au déni de ce qu’il y a en nous de plus sacré.

On a commémoré, récemment, la lugubre Nuit de Cristal. Le verre que l’on brise, aujourd’hui, ne serait- il pas, quelquefois, celui des miroirs où l’on ne veut pas se reconnaître ?

La haine, donc. Pourquoi la sous-estimerait-on, au point de renoncer à la combattre ?

Il n’est nullement nécessaire qu’elle s’incarnât dans les pires barbaries pour que, déjà, le spectacle qu’elle offre soit de nature à nous désoler…

Ce fut presque une aubaine, une coïncidence malheureuse mais providentielle qu’une grève de l’audiovisuel public nous ait privés pour quelques heures des ultimes péripéties de l’affrontement suicidaire auquel se prêtait un parti socialiste à la dérive… Et n’allons pas croire, comme d’aucuns, que la gauche soit la seule à en sortir affaiblie.

La droite, même radicale, n’aurait rien à espérer de durable de l’effondrement des forces d’opposition.

Entre les errements pipolisés du sarkozisme et les guerres tribales qui se déroulent rue de Solferino, quel choix de société, au demeurant, s’offre aux Français ?

La France s’ennuie », disait un grand éditorialiste à l’aube de Mai 68. Quel verbe utiliser pour traduire son désarroi actuel ? Pourrait-elle, demain, basculer dans la violence ou, ce qui ne vaut pas mieux, s’enfoncer dans l’apathie et l’engourdissement idéologique ?

Nous ne saurons sans doute jamais si Ségolène Royal avait vraiment perdu sa bataille pour le pouvoir, tant les caciques du parti ont tout tenté pour l’en écarter.

Et la décréter « populiste » n’a pas plus de signification profonde que de qualifier d’« archaïque » Martine Aubry. Ennemies inséparables, elles ne pourront qu’ensemble reconstituer l’identité de leur Mouvement. Ou échouer côte à côte. Ne feignons pas de croire que cela date de maintenant.

L’assassinat politique de Michel Rocard après le congrès de Rennes, il y a belle lurette, et, depuis lors, l’austère faiblesse et les fausses sorties de Lionel Jospin, après son naufrage : cela n’aura-t-il pas suffi à plomber les forces rénovatrices du PS pour une génération ?

Comme les dictatures, même si c’est à une bien moindre échelle, les rendez-vous manqués par les forces progressistes avec l’Histoire fabriquent du passé avec leur potentiel avenir et de la lassitude avec l’espérance.

Certaines leçons qu’on n’a pas tirées, il faut parfois attendre longtemps pour qu’un nouveau professeur vous les donne.

source : Le Soir (forum) du 28 novembre 2008

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