mercredi 5 novembre 2008

Cadres : la révolte sous le velours

De plus en plus nombreux, les cadres, dont le pouvoir d’achat stagne depuis quelques années, perdent leurs repères.

Imperceptible ou occulté, leur mal-être inquiète. entreprises : ils ont un travail valorisant, un salaire rehaussé de packages et de goodies, ils ont une place de parking, un abonnement au centre de fitness et, dans la salle détente, un canapé moelleux avec une télévision branchée sur les chaînes sportives. Les plus choyés ont une secrétaire qui veille à résoudre le moindre souci matériel, du pressing à la baby-sitter. Tellement gâtés, les cadres, qu’ils se font volontiers les porte-drapeaux de l’entreprise. Impliqués, motivés, solidaires, en un mot « corporate », les cadres s’y sont longtemps investis corps et âme, recevant en échange reconnaissance, statut et autonomie d’action…

Ça, c’était le contrat des années 80. Celui qui a implosé sous la pression des mutations économiques. Depuis, le statut a perdu de son prestige, la mission de son intérêt et, surtout, les anciennes notions fédératrices de dépassement de soi et de contribution à un projet commun ont été remplacées par des considérations plus pragmatiques : résultats à court terme et reporting.

Un temps déstabilisés par ce changement de climat, les cadres ont fini par se révolter. Non pas en démissionnant, mais en se retranchant dans une « zone grise du désengagement » d’où ils peuvent, en toute impunité, distiller leurs efforts, compter leurs heures et, surtout, transférer leur engagement affectif vers des causes plus nobles.

Silencieuse et quasi invisible à force d’être discrète, cette révolte souterraine commence pourtant à inquiéter. Des voix s’élèvent pour rappeler aux dirigeants d’entreprise qu’en période de crise, il y a pire que ceux qui partent. Ceux qui restent.

PLUS QU’UN DIVORCE, IL S’AGIT D’UNE COHABITATION FORCÉE

Pour Alexandre des Isnards, coauteur de “L’Openspace m’a tuer” (éd. Hachette) et consultant dans une agence de communication, la relation que les cadres entretiennent avec l’entreprise s’apparente alors à celle d’un vieux couple. Sans illusions ni perspective de changement. « Plus qu’un divorce, il s’agit d’une cohabitation forcée et malheureuse entretenue par un dialogue de sourds », explique-t-il.

Un malaise qui, selon Thomas Zuber, son complice littéraire et consultant en ressources humaines, s’amplifie sans que l’on n’en ait conscience depuis près de 20 ans. Depuis que les entreprises ont commencé à retirer toute autorité à leurs cadres. « Autrefois, ils dirigeaient, ils avaient des exécutants, un pouvoir, rappelle-t-il. Aujourd’hui, la notion même de cadre est difficile à définir et tend à disparaître. Car le cadre n’encadre plus rien.»

Dans le jargon euphémique des sociétés branchées, le jeune cadre devient alors un « no life » (sans vie sociale, hors d’un écran). Il est sans cesse « en mode projet », c’est-à-dire débordé par son travail, une « propale » (proposition commerciale) à « implémenter » (mettre en oeuvre). Et ce jusqu’au « burn out », la consomption du corps et de l’esprit.

Certains protestent, contestent et manifestent. Mutins en cols blancs, ils ne sont ni des cas pathologiques, ni des cyniques, ni des contestataires dans l’âme, ni des laissés pour- compte. « Le rebelle est un cadre au potentiel et aux compétences reconnus, âgé de 30 à 45 ans, qui ne supporte plus le management technocratique de son entreprise », observe Jean-Claude Thoenig, coauteur de “Quand les cadres se rebellent” (éd. Vuibert), sociologue et chercheur. Pour lui, les foyers de rébellion se nichent dans les entreprises dont la hiérarchie manage trop à distance et a perdu le sens de l’écoute de la base. « Or les gens de la base peuvent être très compétents et avoir de bonnes solutions alternatives. » Les rebelles ne veulent pas détruire l’entreprise. Ils refusent certaines façons de faire et en proposent d’autres.

NI PIQUET DE GRÈVE NI ACTION COUP-DE-POING

Comment expliquer, alors, un diagnostic si tardif ? Tout simplement parce que, comme le souligne Jean-Claude Thoenig, « Lorsque les cadres se rebellent, il n’y a ni piquet de grève ni action coup de poing. Leur révolte est discrète : elle se limite à des démarches individuelles, sans enjeu ni discours collectif. Voilà pourquoi le phénomène s’amplifie silencieusement depuis des années ».

Pour Thomas Zuber, l’origine du mal est clairement identifiée. Elle se situe dans les mutations de l’économie et dans la nouvelle organisation du travail qui en a découlé. « Le capitalisme leur avait promis accomplissement, réalisation de soi et autonomie hors des pressions des clients et de la hiérarchie, explique-t-il. En échange, les cadres devaient dévouement et loyauté à l’entreprise. C’est le modèle des Trente Glorieuses qui, vers le milieu des années 80, a explosé sous la pression de la mondialisation et de la financiarisation des marchés. »

Pour faire face à la nouvelle concurrence et gagner en compétitivité, les entreprises sont passées d’une organisation verticale, garantissant une bonne autonomie individuelle, à une organisation transversale, en mode projet, « dans laquelle les cadres se sont retrouvés surexposés ; dépendant à la fois des clients et de la hiérarchie tout en n’étant pourtant évalués que sur leurs seuls résultats ».

Pour beaucoup, la première cause de désillusion est ailleurs. Dans l’impuissance de l’entreprise à susciter l’adhésion et, pourquoi pas, l’émotion et l’enthousiasme autour d’une vision. Dans son incapacité à donner du sens au concept même de travail.
Pour Alexandre des Isnards, le fond du problème se situe très précisément dans cette défaillance ; dans l’absence de perspectives communes entre l’entreprise et ses cadres. « Il y a de moins en moins de vision et de projet partagé, regrette-t-il. Chaque tâche est segmentée et individualisée, ce qui pose le problème de la quête de sens. Les gens voudraient construire dans la durée au lieu de devoir, à chaque nouvelle mission, se remettre en question. Ils voudraient un projet commun et sincère au lieu d’un saupoudrage de fausses valeurs.»

Une position intermédiaire qui présente un autre désavantage : celui de faire des occupants de l’« open-space » les témoins directs et privilégiés des multiples contradictions d’une entreprise qui se gargarise de « valorisation de capital humain » tout en restant, dans les faits, technocratique et impersonnelle.

LE «BLACKBERRY MANAGEMENT»

À ce brouillage des frontières professionnelles et statutaires s’en ajoute un autre : celui des frontières vie professionnelle-vie privée, l’avènement des nouvelles technologies, et notamment du « Blackberry management », facilitant désormais considérablement les intrusions de la première vers la seconde. « Et lorsque la sphère publique enfreint la sphère privée, cela finit toujours par être vécu comme une transgression, une forme de violence et un déni d’identité », observe Jean-Claude Thoenig.

Constat qui renvoie à une autre évolution : celle du statut même de l’entreprise dans la société. « On a longtemps vu l’entreprise comme un monde de communautés basées sur des valeurs partagées, un fondement de la société ; aujourd’hui que ses marchés, le périmètre de son activité, sa nationalité même, sont sans cesse redéfinis, cette vision est en train de disparaître, explique le sociologue. Hormis chez quelques très grosses sociétés dotées d’une marque forte, tout est devenu flou. À tel point que se positionner dans ces structures devient très difficile. »

Surtout lorsque la direction devient, elle-même, difficilement identifiable. Un problème flagrant dans les grands groupes où, résume Jean-Claude Thoenig, « le top management est déconnecté du terrain, inconnu du middle management et change tous les deux ans ».

RAFAL NACZYK
(spurce : références)

source : Références.be


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