mardi 12 février 2008

Histoire des dérivés à la Société Générale

Société générale, la Bourse des maths

L’affaire Kerviel signe-t-elle le déclin des traders français, cette armée élitiste issue des grandes écoles et formée aux mathématiques financières ? Retour sur vingt ans d’aventure.
CATHERINE MAUSSION et LAUREEN ORTIZ

Jusque-là, c’était une quasi-évidence sur les places boursières. Fin janvier à Londres, le trophée du «meilleur département des dérivés actions de l’année» a été remis par le magazine britannique Risk, pour la cinquième fois, à la Société générale. Mais voilà, en pleine «affaire Kerviel», la distinction a quelque chose de cynique. Car c’est dans ce département que la fraude historique du trader s’est soldée par une perte de 4,9 milliards d’euros. La troisième banque française - leader mondial des produits dérivés (ces produits financiers ultrasophistiqués basés sur un produit dit sous-jacent : action, matière première, devise, crédit…) - vient de mettre en place une cellule psychologique. Le PDG Daniel Bouton est, lui, sur un siège éjectable. Lors de la remise du prix, «l’ambiance était étrange. On se demandait si les représentants du département oseraient monter sur scène», témoigne l’expert des dérivés actions de Bank of America, à la City. Profil bas, ils y sont allés quand même.

Nul n’imagine que le navire puisse couler : «Ils sont très forts, ils restent loin devant BNP Paribas [numéro 2 des dérivés actions, ndlr], JP Morgan, UBS… L’accident ne changera probablement pas la donne», affirme l’expert. La plus grave affaire de rogue trading de l’histoire de la finance n’aurait donc pas suffi, pour l’instant, à ébranler la réputation de la célèbre chambre des dérivés actions. «C’est une armée, une vraie puissance de feu grâce à leur vivier de polytechniciens, de matheux, et leurs ressources de jeunes diplômés ingénieurs», poursuit-il.

Retour vingt ans plus tôt. A l’origine de cette armée (aujourd’hui 3 500 personnes), Antoine Paille. Originaire du Mans, où ses parents cultivent des pommes, cet homme à l’ambition extrême est le «papa» d’un tas de produits que s’arrachent les spéculateurs (les warrants, les fonds garantis…). Agé de 53 ans, marié, père de cinq enfants, installé dans un discret cabinet de conseil du VIIIe arrondissement de Paris, PRG Trading, Antoine Paille nous reçoit en tenue décontractée, sandwich et bière à la main. Il parle de son «bébé» avec émotion. Et s’il décrit l’aventure avec humilité - «Je n’étais pas tout seul» -, il revendique la paternité de ce fameux département, aujourd’hui dirigé par Christophe Mianné, l’un des cadors qu’il a lancés. Paternité que lui reconnaît volontiers le milieu.

«Triptyque détonant»

Curieux, le regard perçant, marqué par les plissements de sourcils et une façon de s’ébouriffer les cheveux en y plongeant la main comme pour mieux penser, Paille est un extraterrestre sur la planète finance. Loin de l’image des jeunes traders qui roulent en Maserati. Lui, qui a «toujours voté socialiste, sauf à la dernière présidentielle», voulait être fonctionnaire. Lors de ses études à l’Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique, il envisage même de rejoindre l’Union des communistes de l’école, mais se rétracte au dernier moment : «J’ai posé une question, on m’a dit : "Tu trouveras la réponse au chapitre 5 du Capital de Marx".» Une réponse qui le heurte, lui qui met un point d’honneur à «penser par [lui]-même». A la sortie de l’école, en 1977, il poursuit son chemin, rate l’ENA et finit par entrer dans une société informatique, où il développe des applications pour le secteur des banques.

On s’approche du grand chambardement. «Les logiciels, c’est des maths simples», dit-il. Or les maths, il adore ça depuis le lycée. Chez les jésuites, un professeur le marque en s’attardant sur la philosophie de la discipline. Et le pousse vers une prépa mathématiques. Quelques années plus tard, à son nouveau poste, il observe d’un côté le potentiel de l’informatique, avant la «révolution PC», de l’autre, les salles de marché. «J’acquiers ici la conviction au fond de mes tripes que le triptyque finance, mathématiques, informatique va être détonant.» «Emerveillé par les traders autodidactes», il juge toutefois la machine encore «trop artisanale».

En 1984, il entre au bureau central de change de la Société générale. Il achète un PC à ses frais, car le groupe ne croit pas encore au changement qui se profile. Puis vient le jour où le chef du bureau évoque les options, instrument financier lancé dix ans plus tôt à Chicago. Le sang de Paille ne fait qu’un tour : là-dessus va se jouer son «triptyque détonant». Il convainc son chef qu’il y a un «empire à créer» ; celui-ci lui donne carte blanche. Première étape, un repérage aux Etats-Unis pour observer ce marché balbutiant. En rentrant, il formule son «business plan pour les cinq ans à venir». Au programme : concevoir l’activité dérivés sur une échelle très large, car «ça va être gros», intégrer le système informatique comme propriété de l’entreprise, développer une approche produits transversale et mondiale, décliner les options à tous les instruments (change, taux, actions, matières premières) et, enfin, recruter massivement des stagiaires issus des grandes écoles d’ingénieurs, qui seront le ciment d’une culture commune forte. Exit le profil commercial, place aux matheux.

La mayonnaise prend vite

Paille ouvre la voie, le marché va avoir besoin de plus en plus d’ingénieurs, ces «quant» férus de finance quantitative. Car la mayonnaise prend vite. En 1986, quand la banque lance les premiers dérivés, elle est «très faible sur les actions, se souvient-il. Tout était possible». Seul au début, il fait venir des centaines de personnes en trois ans, dont «15 % des promotions de Centrale et une bonne partie de Polytechnique». Les universitaires ne restent pas longtemps en retrait. Dans le camp des mathématiciens pur jus, Nicole El Karoui, la probabiliste la plus brillante du moment, succombe aux équations de la finance. Le personnage est tout aussi atypique. Rien ne prédestine au marché cette matheuse de haut vol, d’origine protestante, cinq enfants, qui ne connaît rien à la Bourse et se «moque de faire fortune». Normalienne, enseignante à Normale, elle fait un break à 40 ans passés et s’immerge six mois en sabbatique à la Compagnie bancaire (UCB, Cetelem…) : «Je voulais aller vers des choses concrètes.» Elle découvre que ses outils - le calcul stochastique, le mouvement brownien - fascinent les financiers de la Compagnie bancaire. Au même moment, le nouveau Marché à terme international de France (Matif) dope la «Bourse à papa». Mais les banques manquent de solutions pour sécuriser leur business : «Elles ne savaient pas comment couvrir les risques», explique la mathématicienne. Pile dans le projet de Paille : créer un monde avec le risque comme matière première.

Une seconde femme s’en mêle. Helyett Geman, matheuse et prof à l’Essec, qui revient des Etats-Unis avec un bagage en finance. Les deux femmes se croisent à la Caisse des dépôts, où elles font du conseil : «On s’est dit qu’il fallait monter une formation de probabilistes.» C’est chose faite en 1990. Elles créent l’option finance dans le DEA de probabilités de Paris-VI, en collaboration avec Polytechnique. Succès immédiat. On se bat pour entrer «chez El Karoui». Grâce à ce réservoir, les choses vont très vite. Au début des années 90, Antoine Paille est au sommet de la gloire, 500 personnes travaillent dans la direction des options qu’il dirige. C’est là qu’il forme les stars de la finance actuelle - Christophe Mianné et Jean-Pierre Mustier, hauts dirigeants à la Société générale, et Marc Litzler, DG de Calyon. Et il a battu les Américains.

«C’était un homme charismatique, un peu allumé, qui n’a jamais cédé aux sirènes du pognon. Un chef incontesté. Il a tout inventé dans ce domaine, se souvient un ancien trader de la Générale. Il était en état d’invention perpétuelle, c’était fascinant de travailler avec lui.» L’«impulsion», l’«esprit», voire le «Dieu» des dérivés, en somme. En 1987, déjà, raconte l’ex-trader, Paille le reçoit et lui dit : «Bientôt, on sera numéro 1 mondial !» Tant de succès attire l’attention. Ses concurrents déroulent le tapis rouge à ses jeunes pousses. Paille craint qu’on lui vole ses produits, il propose la création d’une filiale : Société générale Financial Products - qui appartiendrait à 20 % aux salariés. Elle n’a pas l’heur de plaire à ses chefs. Très déçu, il décide de partir, en 1992. Dans les coulisses de la profession, une autre version circule : prenant trop de place, il aurait été écarté par les «apparatchiks» de Polytechnique. La success story à l’américaine d’un self-made-man prend fin. Mais l’aventure continue.

Après son départ, la Société générale comme BNP Paribas vont recruter à plein régime. La machine à matheux, lancée par Nicole El Karoui, crache le top des quants. On s’arrache ses Frenchies comme des sacs Vuitton. Aujourd’hui, la French touch en finance, c’est un peu comme l’A380, le summum de la technologie. Son master (nouveau nom du DEA), codirigé avec Gilles Pagès, est encensé par le Wall Street Journal. Ses recrues sortent de Polytechnique, Centrale, HEC ou de l’université, et il sélectionne les meilleurs . «J’ai 80 candidats polytechniciens pour entrer dans mon master l’an prochain !» se vante El Karoui. Et la demande à l’export grandit. «Pour la première fois, en 2007, la proportion des diplômés qui vont travailler à l’étranger a dépassé le seuil de 50 %», note Gilles Pagès. Avec un appétit soutenu pour Londres (57 % des expatriés), mais aussi New York, Tokyo et Hongkong. L’annuaire des 670 anciens élèves en dit long sur l’envolée de ceux qui sont passés par la case El Karoui.

Enigmes moins affriolantes

Dans le monde de la recherche, certains voient dans ce succès la reconnaissance de l’excellence mathématique en France. Mais tant d’attraction pour la finance (on a ouvert un DEA finance dans une université sur deux) fait grincer des dents. Denis Bosq, mathématicien, professeur à Jussieu, directeur de l’Institut statistique de l’université de Paris-VI (Isup), se désole que «Nicole», qu’il a connue «très math pure», dans les années 80, alors qu’ils enseignaient tous deux à Polytechnique, lui vole la crème des mathématiciens : «Je suis sûre qu’elle est consciente qu’elle n’a pas besoin des meilleurs.» Lui rame tous les ans un peu plus dur pour drainer de bons éléments vers des énigmes moins affriolantes que celles des salles de marché, comme les fuites dans le nucléaire ou l’usure des caténaires de la SNCF, mais, dit-il, «ô combien vitales pour notre industrie». Mais «chaque fois qu’on propose un sujet en thèse, on s’entend dire : "Vous êtes sûrs que cela va nous servir dans la finance ?"»

Qu’est-ce qui les fait donc accourir vers les salles de marché ? «Ils y vont pour le blé.» Gilles Pagès ne se voile pas la face. Un quant gagne «entre 60 000 et 300 000 euros pour les meilleurs, et le trader parfois dix fois plus !». Le décalage est tel avec le salaire de leurs formateurs «qu’il n’y a plus personne qui veut leur enseigner». Est-ce que les matheux ne découvrent pas sur le tard qu’ils sont en train de jouer, avec leurs équations savantes, à l’apprenti sorcier ? «Le danger avec les maths, c’est qu’elles sont très flexibles. On peut tout faire en théorie. On prend n’importe quel risque, et pour peu qu’il y ait une poche de rentabilité, on estime qu’il peut faire l’objet d’un marché», constate Hélène Rainelli-Le Montagner, patronne d’un master en finance à Paris-I. Et elle n’est pas la seule à douter que les modèles développés pour couvrir les risques, notamment sur les dernières générations de produits dérivés, soient sûrs. Auraient-ils enfanté un monstre qui pourrait échapper à son créateur ? Vexation suprême : la muraille édifiée autour de leur terrain de jeu a été déjouée par un simple arbitragiste, diplômé d’une université moins prestigieuse ; par un Jérôme Kerviel venu faire la nique à la French touch.

source : Libération Expresso


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