vendredi 26 décembre 2008

Secrets bancaires @ La Libre # 11


"La Libre" entame une enquête en treize épisodes sur les terribles semaines qui ont ébranlé le monde bancaire belge. Chacun, dans notre pays, s’est senti interpellé, concerné par l’effondrement des symboles de la finance nationale.



Chapitre 11 - Coup de tonnerre au tribunal
Chapitre 11. Les actionnaires de Fortis ont perdu une première bataille au tribunal de commerce de Bruxelles où ils avaient introduit une demande en référé. Et pourtant, ils étaient pleins d’espoir après l’avis rendu par le Procureur du Roi. Un avis qui avait provoqué un véritable coup de tonnerre.

Chapitre 11 - Coup de tonnerre au tribunal

ariane van caloen et francis van de woestyne

Mis en ligne le 04/12/2008

Les actionnaires de Fortis ont perdu une première bataille au tribunal de commerce de Bruxelles où ils avaient introduit une demande en référé. Et pourtant, ils étaient pleins d’espoir après l’avis rendu par le Procureur du Roi. Un avis qui avait provoqué un véritable coup de tonnerre.

récit

Les enveloppes s’entassent sur le bureau. Elles arrivent par centaines tous les jours. Elles ont été envoyées à Deminor par des actionnaires de Fortis. Des actionnaires dépités et souvent furieux. Des actionnaires qui ont parfois perdu toute leur épargne. Et qui veulent se battre. Qui veulent croire qu’ils pourront récupérer un peu d’argent.

Il y a le cas de cette infirmière. Elle avait mis presque toutes ses économies dans cette action qu’elle croyait "bon père de famille". Elle se demande aujourd’hui comment elle va pouvoir vivre avec sa maigre pension. Il y a aussi toutes ces familles de l’aristocratie belge (Marnix de Sainte Aldegonde, Jonghe d’Ardoye, t’Serstevens, Broux, Croy, Jamblinne de Meux, Powis de Tenbossche, Carton de Wiart). Elles ont perdu pour des dizaines de millions d’euros. Certaines avaient même, raconte-t-on, emprunté de l’argent pour souscrire à l’augmentation de capital lancée fin septembre2007. Certains actionnaires devront peut-être vendre leur château, d’autres leur maison sous les tropiques. Ils vivront un peu moins bien qu’avant. Même si la plupart d’entre eux restent dignes dans l’adversité, ils encaissent le coup.

Tous ces gens ont du mal à croire que tellement d’argent est parti en fumée. En moins de deux ans, la capitalisation boursière de Fortis est passée de 43 à 2milliards d’euros. Sans compter les 13milliards d’augmentation de capital. Certes, ils veulent bien admettre qu’il y a eu la dévastatrice crise du subprime. Mais ils se demandent quand même s’ils n’ont pas été floués. Tout cela s’est passé tellement vite et tellement bizarrement C’est comme si on leur avait volé en pleine nuit les bijoux qu’il y avait dans leur coffre-fort.

Les actionnaires ont commencé à se mobiliser vers la mi-octobre 2008 quelques jours après l’annonce de la vente des actifs belges et luxembourgeois du groupe à la banque française BNP Paribas. A ce moment-là sortent les premiers rapports d’analystes qui évaluent le titre Fortis à...3euros. Les actionnaires voient carrément rouge le 14octobre au moment de la reprise de la cotation de l’action après plusieurs jours de suspension. Ce jour-là, l’action a clôturé à 1,22euro, en baisse de 77 pc. Un enterrement boursier qui a de quoi faire pleurer.

Quelques grandes familles prennent contact avec la société de défense des actionnaires Deminor, d’autres avec Me Mischael Modrikamen. Cet avocat bruxellois a montré dans d’autres affaires-que ce soit pour la Banque nationale ou pour Cera - qu’il n’avait peur de personne. Et certainement pas de l’Etat belge. Ses méthodes parfois radicales et dès lors très médiatisées font grincer les dents de beaucoup d’avocats de la place qui préfèrent, eux, travailler dans la discrétion. "Il se comporte parfois comme un pitbull. Quand il mord, cela peut faire mal", raconte un de ses adversaires. Et parfois ça marche comme dans l’affaire de Cera où les coopérateurs qu’il défendait ont réussi à obtenir des meilleures conditions dans le cadre de la fusion avec la banque KB.

Mais au-delà du mécontentement ou de la colère, il faut un plan d’attaque. En Belgique, Me Modrikamen est le premier à sortir du bois. Et comme disent certains, "il y va au bazooka". Il annonce une action en référé. Le but: suspendre les opérations litigieuses en particulier la vente des actifs belges et luxembourgeois à BNP Paribas et obtenir la nomination d’un collège d’experts.

On sent qu’il prend un peu de court Deminor. Etrange? Deminor cherche en fait à avoir un minimum de représentativité (1 pc du capital) mais pèse aussi le pour et le contre. "On avait peur de se lancer dans un dossier du type Lernout&Hauspie qui dure déjà depuis dix ans et qui nous pose un problème de financement. On a déjà investi plus de 500000euros avec plus de 10 personnes qui travaillent dessus", avoue Pierre Nothomb, associé chez Deminor.

Mais Fortis, c’est autre chose que la faillite de l’entreprise technologique flamande Lernout&Hauspie. C’est Lernout&Hauspie exponentiel 100. En Belgique, entre 500 000et 800 000 personnes sont touchées par cette débâcle financière sans précédent. Les dirigeants de Deminor savent très bien qu’ils ne peuvent pas passer à côté. Ils montent au créneau quelques jours après l’avocat bruxellois.

Leur angle d’attaque est assez similaire à celui de Me Modrikamen avec toutefois quelques nuances dans la présentation. La société de défense des actionnaires préfère ne pas faire peur en demandant directement une suspension des opérations de cessions. N’oublions pas que Fortis était, du moins dit-on du côté du gouvernement, au bord du gouffre avant d’être racheté par BNP Paribas. Elle met donc l’accent sur la convocation d’une assemblée censée approuver les opérations litigieuses. Elle a derrière elle plus de 10 000 actionnaires mais peu d’institutionnels belges. Aucun de ceux-ci n’a envie d’attaquer de front le gouvernement Leterme, puisque c’est lui qui a négocié le démantèlement de Fortis. "Il ne faut pas grand-chose pour passer à une chasse aux sorcières", estime un investisseur institutionnel.

Beaucoup d’institutionnels belges préfèrent donc tourner la page et encaisser leur perte. Ils se consolent en pensant au principe "you win one, you lose one". Ce qui ne les empêche pas d’avoir le sentiment d’avoir été trompés. "Pendant longtemps, cela a été le bal des menteurs ou si vous préférez le bal des cocus", raconte l’un d’entre eux. Ils le regrettent mais ils n’iront pas plus loin. Ils laisseront le combat juridique aux particuliers.

La première audience au tribunal de commerce de Bruxelles a lieu le mardi 21octobre 2008. La grande salle du tribunal est plus remplie que d’habitude. D’un côté, la présidente du tribunal de commerce, Francine De Tandt. De l’autre, une brochette d’avocats renommés, Xavier Dieux, Jean-Marie Nelissen Grade, Jan Meyers, Laurent Ruzette, Eric Pottier, etc. Va se plaider au tribunal de commerce, en référé, l’affaire la plus grave de l’histoire financière de la Belgique.

Les plaidoiries, y compris celles des avocats mandatés par Deminor, dureront de longues heures et s’étaleront sur plusieurs jours. Mischael Modrikamen est pareil à lui-même, percutant. Les avocats de la partie défenderesse sont tout aussi affûtés. "L’Etat peut-il faire n’importe quoi et ne pas être sanctionné par la justice", lance Me Modrikamen. Xavier Dieux, avocat pour la SFPI, le bras financier de l’Etat belge, a lui un argument choc quand il fait la balance des intérêts. D’un côté, explique-t-il, "il y a une capitalisation boursière de douzemilliards d’euros (juste avant la plan de sauvetage), de l’autre il y a un risque de discontinuité qui concerne 217milliards d’euros (soit le niveau des dépôts de Fortis). Il ne semble pas qu’il y ait matière à hésitation", conclut-il.

Les avocats plaident pendant des heures sur le point de savoir si l’Etat ne s’est pas comporté comme un administrateur de fait, mettant le conseil d’administration de Fortis devant le fait accompli. Certains n’ouvriront pas la bouche. C’est le cas de l’avocat Christian Van Buggenhout qui s’est fait connaître du grand public comme curateur de la Sabena. Sa présence intrigue. Pourquoi est-il là ? Il est envoyé au tribunal par le gouvernement, entend-on dire. Est-il là pour faire du lobby auprès de la présidente ? Serait-il le corbeau ? Certains se posent la question. Ce qui est sûr, c’est qu’il informe Didier Reynders et Cie quasi en temps réel.

Quelques révélations sont faites pendant les auditions. C’est le dimanche 28septembre à minuit que le conseil d’administration de Fortis avalise le plan de sauvetage concocté par les Etats du Benelux (et par la suite avorté), apprend-on. Il l’avalise après la sortie du communiqué publié par le gouvernement belge. On a bien dit après. Et c’est le lundi 6octobre à 3heures du matin que ce même conseil accepte la solution BNP Paribas.

On apprend aussi que deux administrateurs, Clara Furse (patronne de la Bourse de Londres) et Louis Cheung (représentant du groupe chinois Ping An, premier actionnaire de Fortis avec 4,99 pc) se sont abstenus lors de cette réunion nocturne. Au moment des répliques, Me Modrikamen crée la surprise en annonçant que Louis Cheung aurait, lui aussi, souhaité soumettre l’approbation des cessions à l’assemblée. Comme quoi, au sein du conseil de Fortis, il y en a qui aussi se posent des questions Ce qui pourrait faire basculer les choses ? A voir La position des Chinois n’est pas claire. Il semble que ce qu’ils veulent avant tout, c’est d’essayer de récupérer une partie de leur investissement dans Fortis. Mais rien ne dit qu’ils seraient prêts à s’allier au combat des actionnaires. Ils préfèrent visiblement avoir des conversations bilatérales avec le gouvernement Leterme. Jusqu’à maintenant sans beaucoup de succès.

Pendant tous les débats, la présidente reste imperturbale. Le Procureur du Roi, Paul Dhaeyer, pose des questions de temps en temps mais ne laisse rien transparaître de ce qu’il pense. Sa présence aux côtés de la présidente, qui n’est pas obligatoire, montre qu’on n’est pas dans une affaire comme les autres. Le ministère public est là en tant que représentant de la société et non de l’Etat ou son exécutif. Le jeudi 6novembre, il rend son avis. Qui provoque un véritable coup de tonnerre. Il donne raison aux actionnaires en estimant qu’il convient de permettre à l’assemblée des actionnaires de se prononcer sur la validité des décisions prises par le conseil d’administration de Fortis le 6octobre.

La brochette des ténors du barreau qui défendent Fortis, la SFPI et BNP Paribas, ont le souffle coupé. Les actionnaires et leurs avocats exultent. Mais leurs espoirs ne dureront pas longtemps. Le mardi 18novembre, Francine De Tandt rend une ordonnance où elle estime qu’il n’y a pas lieu de convoquer une assemblée. Réputée pour son pragmatisme, elle souligne que l’accueil des demandes formulées par les actionnaires "aurait mis en péril le sauvetage de Fortis Banque". Seule concession : la nomination d’un collège d’experts chargés de vérifier les opérations qui ont mené au démantèlement. A-t-elle effectivement cédé aux pressions comme d’aucuns le pensent ? On ne le saura sans doute jamais.

Du côté de Deminor et de Me Modrikamen, on se montre déçu mais pas vaincu. Toujours aussi fougueux, Me Modrikamen annonce devant une foule de journalistes qu’il va interjeter appel. Deminor ne le suit pas.

Le référé n’ayant pas donné le résultat escompté, reste les actions au fond. Si les actionnaires espèrent récupérer de l’argent, ils devront le chercher là où il y a en a et où il y a d’éventuelles responsabilités dans la déroute de Fortis. Ils vont, on le devine, regarder de près tous les agissements de BNP Paribas, des Etats belge et surtout hollandais et peut-être des administrateurs et de certains dirigeants. Arriveront-ils à trouver quelque chose et à récupérer de l’argent ? Il faudra sans doute des années pour avoir des réponses.

En attendant une hypothétique indemnité, ils auront pu se consoler en allant à l’assemblée organisée le 2décembre à Bruxelles. Une assemblée historique où ils ont pu exprimer toute la colère qu’ils avaient en eux. En plus des critiques et parfois des injures, ils auront aussi pu montrer leur désapprobation en votant contre certains administrateurs qu’ils considéraient comme en partie responsables de la déroute de Fortis. Ce jour-là, une page s’est tournée.

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