vendredi 26 décembre 2008

Secrets bancaires @ La Libre # 5



Secrets Bancaires

"La Libre" entame une enquête en treize épisodes sur les terribles semaines qui ont ébranlé le monde bancaire belge. Chacun, dans notre pays, s’est senti interpellé, concerné par l’effondrement des symboles de la finance nationale.




Chapitre 5 -Vendredi noir pour Fortis
Vendredi 26 septembre. Tous les crédits interbancaires sont coupés. Fortis se retrouve à sec. Or le groupe a besoin, pour le lundi 29 septembre, de 30 milliards d’euros et de 10 milliards de dollars. C’est au Standard que les choses importantes se passent.

Chapitre 5 -Vendredi noir pour Fortis

francis van de woestyne

Mis en ligne le 27/11/2008

Vendredi 26 septembre. Tous les crédits interbancaires sont coupés. Fortis se retrouve à sec. Or le groupe a besoin, pour le lundi 29 septembre, de 30 milliards d’euros et de 10 milliards de dollars. C’est au Standard que les choses importantes se passent.

Vendredi 26 septembre 2008. Il est presque 20 heures. Une fois encore, des choses importantes se déroulent au Standard de Liège. Pas uniquement sur la pelouse de Sclessin. Ce soir-là, le monde du foot se prépare à un match au sommet, le duel par excellence. Standard contre Anderlecht. "Rouches" contre "Mauves". Une affiche magnifique. Mais un suspense, plus discret, plus feutré, plus capital se déroule aussi dans les loges du stade, en bord de Meuse.

Cette fois-ci, ce n’est pas l’élargissement du cercle des négociateurs pour la formation d’un hypothétique gouvernement orange bleu qui se négocie : un an plus tôt, en effet, le ministre des Finances, Didier Reynders, y avait attiré le coprésident d’Ecolo, Jean-Michel Javaux, pour tenter de le persuader, avec Yves Leterme, de se joindre aux discussions gouvernementales. Cette fois, c’est le sort de la première banque du pays, Fortis, qui est au centre des conversations les plus secrètes.

Vers midi, le gouverneur de la Banque Nationale, Guy Quaden, est venu au "16", rue de la Loi, faire rapport de l’évolution de la situation des banques belges : Fortis est au bord de la faillite. Pas étonnant que le ministre des Finances, Didier Reynders, soit apparu, au Conseil des ministres du vendredi, particulièrement sombre et préoccupé. On ne le serait pas moins. La rumeur des difficultés de Fortis inquiètent aussi les ministres : "Vous savez, leur dit-il , une banque en faillite, c’est comme si le ciel vous tombait sur la tête."

Aux abris, donc.

Malgré la journée très éprouvante qu’ils viennent de passer, Didier Reynders et Yves Leterme ont décidé de ne pas renoncer à assister au match de foot. Grands supporters du Standard, ils ne voudraient rater cette rencontre pour rien au monde, pas même pour un séisme financier.

En fait, cela tombe bien : Guy Quaden est aussi un grand supporter des "Rouges et Blancs". Les trois hommes les mieux informés de l’évolution des difficultés des banques du pays savent qu’ils vont se retrouver le soir même pour faire un nouveau point. Ils sont installés dans trois tribunes différentes et communiquent via leur "Blackberry". Ils décident de se retrouver après le match. Place, d’abord, au jeu. Impossible, toutefois, d’oublier les problèmes bancaires : sur la pelouse, les 11 joueurs d’Anderlecht évoluent avec un maillot aux couleurs de Fortis.

Didier Reynders a demandé à la direction du Standard qu’on veuille bien leur réserver une petite salle pour une discussion ultra confidentielle, après le mach. Objet de la discussion ? Top secret. Mais un homme capte un petit bout de phrase et comprend que "Fortis est en danger de faillite".

Cet homme, c’est Lucien D’Onofrio, le vice-président du Standard de Liège. Le club vient d’encaisser un chèque de 15 millions d’euros représentant une partie de la somme fabuleuse versée par Everton pour le transfert du milieu de terrain international arraché au Standard à prix d’or : Marouane Fellaini. Le club anglais a, en effet, déboursé 18,5 millions d’euros, le plus gros montant jamais proposé et accepté pour le transfert d’un joueur belge. Normal: Fellaini est un génie du ballon. Et il aura un salaire en proportion, un salaire digne d’un grand banquier : 90 000 euros net par mois. Oui par mois! Mais cela c’est une autre histoire.

Depuis quelques jours, Lucien D’Onofrio se frotte les mains. Et il se dit que l’argent restera un moment sur le compte du Standard. L’arrivée providentielle de ce pactole permet de repousser d’un revers de la main les rumeurs qui affirment que des investisseurs américains sont prêts à mettre la main sur le Standard. Avec quel argent d’ailleurs ? Sont pas tous fauchés, les Américains ? Lucien D’Onofrio est quand même effrayé par ce qu’il vient d’entendre dans le couloir: Fortis est en danger. Car où Everton a-t-il transféré les premiers 15 millions de Fellaini ? Sur le compte Fortis du Standard...

Après avoir capté ce petit bout de phrase, Lucien D’Onofrio rejoint des amis dans sa loge et leur confie le secret : Fortis a de gros problèmes de liquidités.

D’Onofrio, dit-on , passera un très mauvais week-end à l’écoute de la moindre information sur le sort de Fortis. Bien sûr, ses joueurs ont mis Anderlecht à genoux (2-1) et le feu au stade de Sclessin. Mais est-il vraiment possible que le Standard perde 15 millions d’euros ?

Au fait, cette descente aux enfers de Fortis est-elle réellement une surprise ? Oui et non.

Depuis un an environ, le Comité de stabilité financière de la Banque nationale surveille de très près la solvabilité des grandes banques belges. La Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA) a déjà, à plusieurs reprises, attiré l’attention des dirigeants de Fortis sur ce problème. Mais lors du rachat d’ABN Amro, le fleuron hollandais, les champions du management de Fortis ont assuré qu’ils avaient 21 des 24 milliards d’euros nécessaires. Aux sceptiques, aux prudents, aux rabat-joie, les dirigeants de Fortis donnent des leçons d’audace et de prospective. Pourquoi se faire du mouron, puisque la croissance ne semble plus avoir de limite ?

Et puis, il est vrai que Fortis bénéficie d’une appréciation maximale : elle a - elle avait en tous les cas - un triple A. Par rapport aux normes légales de solvabilité, de liquidités, la banque ne présente, dit-on, aucun manquement. Elle se croit donc en dehors de tout danger. Et tout le monde le croit. Même un directeur avisé de la Banque nationale affirme, en juin 2008, dans "L’Echo" : "Grâce à leur diversification, les banques belges traversent la crise sans trop de casse..." Tout le monde peut se tromper.

Il y a quand même certains signes qui ne trompent pas. Au printemps, les marchés ont observé les hésitations de Fortis : une augmentation de capital à la va-vite, des changements précipités dans le management, un dividende annulé. Ces signes sont inquiétants. Puis il y a le coup de grâce pour le système bancaire mondial. Outre - Atlantique, le gouvernement américain ne fait rien pour éviter la faillite de Lehman Brothers : erreur fatale, dit-on aujourd’hui. Pourtant, les Américains sont coutumiers du fait : depuis le krach boursier de 1929 jusqu’à aujourd’hui, 3 631 institutions financières sont tombées en faillite aux Etats-Unis sans que les autorités publiques américaines lèvent le petit doigt. C’est la jungle.

Mais il est dit que l’année 2008 restera dans les livres d’histoire comme celle de 1929, l’année du krach, comme il y en a un par siècle. Pour justifier leur manque apparent de prévoyance, les analystes et les contrôleurs affirment aujourd’hui que l’on est passé, en quelques jours de cette fin du mois de septembre, dans un autre monde. Crise de confiance, crise de conscience; tout a basculé. C’est, comme ils disent dans leur langage, le "worst, worst, worst" des scenarii qui se développe. Et ils ne peuvent rien faire pour l’arrêter. Impuissants, ils assistent à cette fin du monde bancaire du 20e siècle, comme personne n’a jamais osé l’imaginer.

Dès lors, les banques les plus fragiles du système financier mondial sont dans la ligne de mire. Fortis est au premier rang des institutions fragiles. Car la première banque belge du pays a accumulé au fil des ans, des produits "toxiques" pour un montant faramineux : 53 milliards de crédits dits structurés dont 10 pc sont liés aux fameux subprime. Ce n’est plus un cadavre dans un placard, c’est un cimetière. Et les croque-morts guettent.

Fortis, le colosse aux pieds d’argile, tremble sur ses fondations. "Too big to fail"disait-on alors... La règle a ses exceptions.

Le mercredi 24 septembre, les crédits interbancaires s’épuisent. Fortis ne trouve plus les liquidités suffisantes. Les loups ne se mangent pas entre eux. Les banques, oui. Elles se tuent.

Sur les Blackberry des responsables de la Commission bancaire, les courbes des liquidités plongent à une allure vertigineuse. Le jeudi 25 septembre, les rumeurs les plus effrayantes circulent. Les Hollandais ne sont pas en reste et participent au concert: on dit que la Banque centrale néerlandaise demande à la Rabobank de venir à l’aide de Fortis.

Nos voisins du Nord préparent-ils déjà le divorce ? La Commission bancaire, financière et des assurances somme Fortis de trouver une solution. Mais il faut se rendre à l’évidence : Fortis n’a d’autre choix que de réclamer une aide publique.

Filip Dierckx, celui qui est considéré comme le vrai patron du bancassureur belgo-néerlandais, a appelé Peter Praet, directeur à la Banque nationale: Fortis ne peut plus continuer comme cela. La banque a les deux genoux à terre. Le groupe n’a plus de "collatéral", c’est-à-dire qu’il n’a plus de "papier" à mettre en garantie pour obtenir du crédit. Il n’y a pas de véritable "bank run", à savoir une ruée des déposants qui viennent rechercher leur argent, mais on constate quand même quelques retraits de la part de particuliers. Certains gros clients quittent aussi le navire. C’est la panique. La banque a besoin, pour le lundi 29 septembre matin, de quelque 30 milliards d’euros et de 10 milliards de dollars. Or, cette fois, c’est certain : les lignes interbancaires sont définitivement coupées.

Vendredi 26 septembre, tout s’effondre; l’action Fortis perd 21 pc de sa valeur et tombe à 5,5 euros pour terminer, en fin de séance, à 6, 53 euros. Après la clôture de la Bourse, Fortis publie un communiqué et organise une conférence de presse téléphonique. Objectif : rassurer. Les dépôts, rappelle Fortis, sont de l’ordre de 300 milliards d’euros. Le CEO ad interim, Herman Verwilst, écarte catégoriquement le risque d’une faillite. Mais il annonce tout de même que le groupe va devoir vendre plus d’actifs que prévu pour améliorer ses ratios de solvabilité. Filip Dierckx continue à affirmer que le groupe "n’a pas de problèmes de liquidités". Un avis, souligne-t-il, partagé par les autorités de contrôle. La CBFA se contente de constater que, pour la troisième fois en quelques jours, "le marché est très nerveux" à l’égard de Fortis. "Nous espérons, dit-on à la CBFA,que les choses se sont apaisées". Pas vraiment.

De plus, à 20 heures, Fortis publie un nouveau communiqué dans lequel il annonce que Filip Dierckx remplace Herman Verwilst. Aucune explication n’est donnée. En fait, l’ancien chef de cabinet de Willy Claes est au bout du rouleau. Le groupe est en perdition. C’est "paniek voetbal" chez Fortis.

La Banque nationale suit l’évolution au jour le jour. Guy Quaden, le gouverneur, s’inquiète, mobilise ses équipes. Peter Praet, directeur de la BNB, a informé le ministre dont il fut le chef de cabinet, Didier Reynders, de l’imminence de la chute de Fortis. Yves Leterme est tenu au courant.

Dans son hotel, à Marrakech, où il est venu se reposer quelques jours, le vice-gouverneur de la Banque nationale, Luc Coene (l’ancien chef de cabinet de Guy Verhfostadt) sent bien que les choses sont en train de tourner à l’aigre. Il ne profite plus vraiment des splendeurs locales, du brouhaha de la place D’jemaa ef Fna, des souks, du thé à la menthe qu’il consomme sans modération. De Bruxelles, Peter Praet, l’informe heure par heure de la progression de l’ouragan qui se rapproche de la Belgique et de Fortis en particulier.

Luc Coene ne quitte plus sa chambre à Marrakech, et garde son téléphone vissé à l’oreille. Jeudi matin, il remue ciel et terre pour trouver un avion qui le ramène au pays. Il devra attendre vendredi pour trouver un vol pour Bruxelles.

A New York, où il assiste au congrès de l’International socialiste, Elio Di Rupo est toujours sous le charme de Michelle Bachelet, la présidente du Chili, qui a fait un discours percutant. Mais il a été informé du drame qui se prépare et les messages alarmants qu’il reçoit le rappellent sans cesse aux dures réalités belges : impossible d’attendre dimanche pour rentrer à Bruxelles. Il y a le feu à la maison. Il débarque à Zaventem dans la nuit de vendredi à samedi. La gauche du gouvernement craint une gestion "trop libérale" de la crise...

Vendredi 17 h 30 : la Bourse de Bruxelles ferme ses portes. Soulagement général. Le grand sauvetage peut commencer. Après leur soirée au Standard, Yves Leterme et Didier Reynders décident de convoquer une réunion de crise dès le samedi matin, au siège de la Commission bancaire, financière et des assurances.

Sous la pression de la Commission bancaire, les dirigeants de Fortis ont accepté d’ouvrir plusieurs "data rooms", une pièce dont l’accès est limité aux candidats repreneurs et qui contient un ensemble d’informations juridiques, opérationnelles, comptables, fiscales et sociales sur l’entreprise. Elle doit recueillir les offres des éventuels candidats au rachat de Fortis. La surprise est au rendez-vous.

A suivre...

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