jeudi 25 décembre 2008

Secrets bancaires @ La Libre # 3

Secrets Bancaires

"La Libre" entame une enquête en treize épisodes sur les terribles semaines qui ont ébranlé le monde bancaire belge. Chacun, dans notre pays, s’est senti interpellé, concerné par l’effondrement des symboles de la finance nationale. 





Chapitre 3 - Ils étaient 3 à la rue Royale
Dossier Secret bancaire Fortis a perdu toute crédibilité sur les marchés fin juin 2008 au moment de l’augmentation de capital qui avait été décidée par un conseil où seuls trois administrateurs étaient présents.


Chapitre 3 - Ils étaient 3 à la rue Royale

Ariane Van Caloen

Mis en ligne le 25/11/2008

Fortis a perdu toute crédibilité sur les marchés fin juin2008 au moment de l’augmentation de capital qui avait été décidée par un conseil où seuls trois administrateurs étaient présents.

Récit

Ce jour là, il y a affluence à l’auditoire de Fortis, situé rue de la Chancellerie, à Bruxelles. On est le 29 avril 2008, jour de l’assemblée de Fortis. Pour une fois, les actionnaires, surtout des pensionnés, sont venus nombreux. Car ce qui se passe dans le groupe ne leur plaît pas. Tout d’abord, il y a la rémunération du patron Jean-Paul Votron, qui a augmenté de 15 pc à 3,91 millions (dont un bonus de 2,5 millions). "C’est choquant" , clament des responsables du personnel et des actionnaires. Qui ont été interloqués par l’interview donnée à "La Libre Belgique" par Votron qui se comparait à... Justine Henin pour justifier son salaire faramineux.

Le président Maurice Lippens avait prévu le coup. Il sort une série d’arguments. La rémunération a été fixée "avec l’aide de consultants" , explique-t-il. Il salue aussi "la remarquable vision et la capacité exceptionnelle de leadership" de Jean-Paul Votron tant à l’intérieur de la société que vis-à-vis de parties à l’extérieur"qui ont tenté de faire échouer le projet avec ABN Amro" .

L’éloge que fait Lippens a quelque chose de suspect, disent certains observateurs. Comme si cette polémique autour de cette augmentation salariale arrangeait Lippens dont, disent-ils, "il ne faut pas sous-estimer le côté tacticien et calculateur" . De fait, elle permet d’occulter les vrais problèmes de Fortis, qui sont évoqués à l’assemblée mais sans beaucoup d’insistance.

Un actionnaire fait remarquer que la capitalisation boursière de Fortis est la même qu’unan auparavant, mais avec le double d’actions. Son intervention suscite des applaudissements, mais pas de vent de révolte. Un autre relève le prix trop élevé payé pour ABN Amro. Là dessus, Maurice Lippens affirme que cela aurait été "irresponsable" de ne pas faire l’opération. Gilbert Mittler, le directeur financier (Chief Financial Officer) laisse quasi croire que le groupe a fait une bonne affaire. "On a payé un pourcentage franchement faible par rapport à d’autres opérations" , dit-il sans la moindre hésitation. Il affirme aussi que la solvabilité du groupe est "très solide" , démentant ainsi les rumeurs d’augmentation de capital qui circulent dans le marché et annonce le paiement d’un dividende intérimaire pour septembre.

L ’assemblée est rassurée et vote à plus de 98 pc les différents points à l’ordre du jour dont la nomination de Votron et Lippens pour un nouveau mandat de respectivement trois et quatreans. Le répit ne sera toutefois que de courte durée. L’action Fortis repart à la baisse. Elle souffre comme toutes les valeurs bancaires de la crise financière. Mais elle souffre plus que d’autres en raison des craintes d’une augmentation de capital. Craintes nourries par les difficultés à boucler le financement du rachat d’ABN Amro et l’important portefeuille de crédits structurés notamment dans le subprime, qui pourrait nécessiter de nouvelles provisions.

Déjà en janvier 2008, au moment du lancement de produits de financiers dits hybrides visant à compléter le financement d’ABN Amro, l’information avait circulé dans le marché selon laquelle Fortis devrait provisionner pour une dizaine demilliards.

Malgré tous ces avertissements, Votron et sa garde rapprochée continuent à dire que tout va bien. Les hommes politiques, à commencer par le ministre des Finances, Didier Reynders, ainsi que la CBFA (Commission bancaire, financière et des assurances) ne semblent pas en douter. Ne leur avait-on pas assuré, quelques mois auparavant, que 21 des 24 milliards nécessaires au rachat d’ABN Amro étaient trouvés ?

Dans une ultime tentative de discours rassurant, Fortis invite le gratin des analystes financiers dans ses superbes salons privés de la rue Ducale. Le menu est soigné et le vin délicieux. Le CEO, Jean-Paul Votron, est comme toujours flanqué de son directeur financier, Gilbert Mittler, l’homme des chiffres. Car Votron, lui, n’a pas l’air très à l’aise avec tous ces produits sophistiqués que sont les CDO.

Entre deux gorgées, les analystes posent des questions sur la structure financière de Fortis et sur les ratios de solvabilité. "Mittler avait l’air un peu ennuyé" , raconte l’un d’entre eux. Sur les questions de solvabilité, il se retranche derrière le blanc-seing donné par le régulateur, la CBFA. Il confirme aussi la distribution du dividende. Début juin, Jean-Paul Votron tient des propos similaires aux Pays-Bas.

Arrive le mercredi 25 juin. Se tient dans le prestigieux bâtiment de la rue Royale un conseil d’administration top secret qui a été convoqué le 19juin. Ils ne sont que trois : le président Maurice Lippens, son fidèle lieutenant, Herman Verwilst - cet ancien chef de cabinet du socialiste flamand Willy Claes a pris la tête de la CGER au moment où la Caisse d’épargne a été rachetée par Fortis - et Jean-Paul Votron. Ils ne sont que trois sur un conseil qui compte 13 personnes. 13, un mauvais chiffre...

Chacun des trois a reçu deux procurations. Maurice Lippens a notamment celle de Philippe Bodson. L’ex-patron de Tractebel est parti en Australie pour poursuivre sa tournée des déserts. Il est parti juste après l’assemblée houleuse de la société holding Floridienne où son ancien ami Jean-Marie Delwart ne l’a pas épargné. Il est parti visiblement sans avoir anticipé que Fortis était à la veille de sa descente aux enfers. Ou alors, il en faut plus pour l’émouvoir. Ne traverse-il pas cette crise avec la même apparente décontraction qu’affiche Belmondo dans ses cascades ?

La réunion commence à 17h25. A l’ordre du jour : augmentation de capital dans le cadre du capital autorisé. Cela signifie que la société peut lever des fonds sans passer par une assemblée. La séance se clôture à 17h45. Le trio peut repartir. L’esprit tranquille ? Sans doute pas tout à fait. L’opération qui vise à renforcer la solvabilité est annoncée, le vendredi27juin. Elle se fait par "book building" comme on dit dans le jargon financier. C’est-à-dire qu’un appel d’offres est lancé à un certain nombre d’institutionnels qui disent à quel prix ils sont prêts à souscrire à des nouvelles actions. Elle permet de lever 1,5milliard d’euros. Ont notamment souscrit le milliardaire russe Suleiman Kerimov et le groupe d’assurance chinois Ping An, devenu premier actionnaire fin2007 après avoir acquis 4,99 pc du capital.

Le lybien Kadhafi aurait lui aussi acheté des actions, raconte-t-on.

C’est la banque d’affaires Merrill Lynch qui a présenté Kerimov à Maurice Lippens. C’est la rencontre de deux mondes diamétralement opposés. D’un côté, il y a Maurice Lippens qui incarne l’establishment belge. De l’autre, il y a Kerimov, devenu en quelques années la 72e fortune mondiale et réputé amateur de jolis femmes et de Ferrari. Qu’elle paraît loin l’époque de la compagnie d’assurance belge AG (dont la fusion avec l’assureur néerlandais Amev a donné naissance à Fortis) qui était contrôlée par plusieurs familles aristocratiques belges...

Ce même 27 juin, le groupe annonce aussi la suppression du dividende en cash. Sur les marchés, c’est l’onde de choc. L’action chute de 19 pc à 10,26 euros et la direction a définitivement perdu toute crédibilité. Maurice Lippens donne des interviews tous azimuts pour tenter de limiter la casse. Mais il ne convainc pas :"On n’a pas menti. On nous dit bravo. Pas question de démission" , clame-t-il. Il n’y a plus que lui qui croit à ce qu’il dit. Même l’establishment le lâche. Des holdings comme la Compagnie du Bois Sauvage, détenteurs de plusieurs millions d’actions, font comprendre qu’ils n’ont pas apprécié la manière dont cela s’est passée. L’homme d’affaires flamand Piet Van Waeyenberge, actionnaire important et ancien administrateur, est hors de lui et appelle ouvertement Lippens à démissionner.

Certaines questions sont aussi posées sur la régularité de l’opération. Les critiques fusent de toute part. Deminor et d’autres associations d’actionnaires demandent la convocation d’une assemblée extraordinaire.

Vendredi 11juillet, nouveau conseil d’administration. Cette fois-ci, il y a un peu plus de monde. Lippens a fait revenir d’Australie son ami Philippe Bodson. Il apparaît fatigué et anxieux. Mais après avoir consulté quelques proches comme Etienne Davignon et Valère Croes, son ancien bras droit chez Fortis, il a un plan qui passe par la démission de Jean-Paul Votron. Mais ce dernier fait une dernière sortie en rappelant que le responsable du subprime c’est pas lui mais Filip Dierckx considéré comme son probable successeur. De quoi créer un malaise. D’autant que Dierckx est le genre d’homme dont le jeu n’est pas facile à décrypter.

Le vendredi tard, le groupe annonce la démission de Votron et son remplacement par Herman Verwilst. Certains y voient le "baiser de Judas" de Lippens. De nombreux journaux demandent sa démission. Le président emblématique du groupe va-t-il lui aussi passer à la trappe ? Apparemment pas. Lors de réunions d’informations aux actionnaires organisées à Bruxelles et à Amsterdam fin août, il dit rester président pour assurer la continuité du groupe. Il confie aussi qu’il n’aurait pas dû jurer "over my dead body" que jamais, il ne renoncerait au dividende. Les actionnaires présents écoutent, quelques-uns rechignent ou tempêtent. Mais ça s’arrête là.

Le 9septembre, Maurice Lippens donne une conférence au Cercle de Lorraine. Il s’en prend aux groupes de pression et à la presse, qui ont, à ses yeux, joué un rôle très nuisible. Ses attaques laissent le public pantois. A côté de cela, il continue à dire que Fortis est "une entreprise solide" . Il compare Fortis à un bateau de la compagnie des Indes qui transporte un trésor, ABN Amro.

Quelques jours plus tard, le bateau va être emporté par la tempête déclenchée par la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers. Une tempête qui encouragera "des actes de pirateries" selon l’expression de l’avocat Mischaël Modrikamen. Qui pense évidemment aux incroyables conditions du dépeçage de Fortis.


  • Une enquête sur la gestion de Fortis

Mis en ligne le 25/11/2008

La chambre de commerce du tribunal d’Amsterdam a fait droit à la demande de petits actionnaires. Elle a ordonné une enquête sur les faits depuis mai2007.

La chambre de commerce du tribunal d’Amsterdam s’est prononcée en faveur d’une enquête sur la gestion de Fortis et sur sa nationalisation par l’Etat néerlandais. Cette requête avait été formulée par des actionnaires représentés par la VEB ("Vereniging van effectenbezitters", soit l’association des titulaires d’actifs). La chambre de commerce du tribunal d’Amsterdam a ordonné une enquête sur le "déroulement des événements" qui ont conduit au démantèlement du groupe de bancassurance, à partir du lancement de l’offre d’achat visant la banque ABN Amro en 2007.

"La chambre ordonne une enquête sur le déroulement des événements au sein de Fortis, à partir du 29mai 2007", a déclaré le président de la chambre Huub Willems. En mai2007, un consortium de trois banques, dont Fortis, avait lancé une offre d’achat sur ABN Amro et avait finalement racheté la banque néerlandaise pour 71milliards d’euros, la contribution de Fortis s’élevant à 24milliards d’euros.

"Plusieurs mois d’enquête"

La VEB espère que l’enquête révélera qu’il y a eu une mauvaise gestion de la part de la direction. La décision du tribunal n’est pas incompréhensible, selon un avocat de Fortis. "Je ne suis pas surpris", a déclaré Maître Harm-Jan Kluiver à l’issue du prononcé de la décision, lundi. "Il s’est passé beaucoup de choses chez Fortis. Il est bon que cela soit examiné de façon indépendante." Me Kluiver s’attend à ce que l’enquête sur une éventuelle mauvaise gestion dure entre six mois et un an et demi. Les suites possibles après cette enquête sont difficiles à déterminer, selon lui. "C’est très complexe", a déclaré l’avocat. "Il est possible que les actionnaires exigent un dédommagement si une faute de gestion était constatée." Dans l’attente de la décision du tribunal d’Amsterdam, l’action Fortis a été suspendue lundi après-midi, sur les marchés boursiers néerlandais et belge. La suspension a commencé à 15h45, heure belge, jusqu’à la clôture. L’initiative émane de l’Autorité néerlandaise des marchés financiers (AFM). La Bourse de Bruxelles a appliqué la même procédure, a indiqué un porte-parole du gendarme boursier belge, la Commission bancaire, financière et des assurances (CBFA), précisant que la mesure faisait suite à l’initiative de l’AFM. Comme la chambre de commerce du tribunal d’Amsterdam devait se prononcer à partir de 16h00, heure belge, la suspension a duré jusqu’à la clôture, peu après 17h30, afin de permettre aux investisseurs de prendre connaissance de la teneur de la décision du tribunal. La cotation reprendra donc ce mardi matin.

Fortis holding a déclaré dans la soirée pouvoir poursuivre les préparatifs des assemblées générales des actionnaires des 1er et 2décembre prochains.

D’autres actions en justice doivent encore être tranchées dans le dossier Fortis. En Belgique, l’appel dans la procédure en référé lancée par des actionnaires défendus par Me Modrikamen suit son cours (lire ci-dessus). Par ailleurs, le parquet de Bruxelles, section financière, enquête toujours sur ce dossier. Sans compter les actions au fond.

Ph.G. (avec Belga et AFP)


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