La mécanique de la crise financière
Le marché américain des prêts hypothécaires pèse 10.000 milliards de dollars. Les prêts accordés à des emprunteurs de faible qualité, les « subprime », représentent de 15 à 20 % du total. « Les institutions financières ont proposé des prêts, surtout à partir de 2006, qui se caractérisaient par des conditions très souples, explique Peter Praet. Il s’agissait de prêts non documentés, les déclarations de l’emprunteur concernant ses sources de revenues n’étant pas vérifiées, accordés à taux ajustables avec une période initiale de deux ans à très faibles taux d’intérêts. Et la troisième année, il y a une forte augmentation de la charge financière. On en a émis l’an dernier, 700 milliards de dollars. »
Les caractéristiques varient selon les Etats. Au Texas, la maison peut être rapidement liquidée en cas de défaillance. Dans d’autres Etats, la procédure peut prendre un an. « Mais il y a un élément qui est commun, souligne Peter Praet : si les prix des maisons ne montent plus, beaucoup de gens ont des problèmes en même temps. La « distribution de risques » pour le prêteur devient beaucoup plus resserrée, puisqu’elle dépend d’un seul facteur, le prix des maisons. »
Pas mal de ménages étaient conscients du risque qu’ils prenaient. « Mais tout le calcul, explique Peter Praet, était de rembourser le “subprime” après deux ans, et de refinancer sa maison avec un emprunt traditionnel, qui pouvait être obtenu parce que le prix de la maison avait entre-temps monté. » Mais voilà : depuis plus d’un an, le prix des maisons baisse aux Etats-Unis.
Les Etats-Unis ont tiré l’économie mondiale pendant des années, grâce à la consommation des ménages, moteur alimenté lui-même par les prix de l’immobilier.
« Quand le prix des maisons monte, la valeur des actifs immobiliers des ménages augmente. Et les Américains réempruntent alors en donnant en garantie une maison qui vaut plus. Avec cet argent, ils achètent une voiture, agrandissent leur maison…, ils consomment. Certaines années, note Peter Praet, c’est 800 milliards de dollars qui ont alimenté la consommation par ce biais. Mais lorsque le prix des maisons chute, ce financement disparaît, et une pression se manifeste sur l’ensemble de l’économie américaine, car les possibilités d’emprunt des consommateurs disparaissent. De plus, de nombreux ménages éprouvent des difficultés de remboursement et coupent dans leurs dépenses. Une baisse de la consommation américaine est imminente. »
Beaucoup de ces crédits ont été refinancés par d’autres investisseurs, y compris du reste du monde, au moyen d’un mécanisme qu’on appelle la titrisation, qui consiste à revendre ces crédits après les avoir reconditionnés. Quel est le processus ? Une banque américaine détient un portefeuille de crédits. Elle va le céder à un « véhicule spécial » qui en contrepartie émettra des titres structurés en tranches présentant différents degrés de risque – il y a des tranches notées triple A (les moins risquées), d’autres plus risquées. Ces tranches sont revendues à des investisseurs (assureurs, banques, fonds de pension, sicav…). Ce mécanisme intéresse les banques qui, en dégageant ces crédits de leur bilan, libèrent une partie de leurs fonds propres qu’elles peuvent utiliser ailleurs. Les investisseurs, eux, sont intéressés à acquérir ces tranches qui rapportent plus que des fonds d’Etat.
Ce saucissonnage repose sur une analyse de la distribution des risques. « Le calcul du risque sur un ensemble de crédits donne plutôt une courbe en forme de cloche, car les risques de défaillance diffèrent entre les personnes, explique Peter Praet. Si je me trompe dans les corrélations, plutôt que d’avoir diversifié mon risque, je retombe dans le cas où il existe une certaine probabilité qu’une grande partie des crédits fasse défaut en même temps. » Et c’est ce qui se passe aujourd’hui : beaucoup de défaillances sont déterminées par un seul facteur, la baisse du prix des maisons. Le risque n’est pas diversifié.
Mais comment des pertes immobilières estimées au départ à une centaine de milliards de dollars font vaciller des marchés de plusieurs centaines de milliards de dollars ? Pour le comprendre, il faut plonger les mains dans le cambouis financier. Explications.
Les institutions qui achètent les crédits bancaires et les revendent sont des véhicules spéciaux (SPV, special purpose vehicle). Un SPV classique acquiert des crédits, avec une petite décote. En contrepartie, il émet des tranches d’obligations de risques divers. « Pour que la tranche la plus solide, notée triple A, ait un problème, il faut une grosse crise », observe Peter Praet. Car les défauts sont d’abord supportés par les tranches plus risquées. Alors, pourquoi y a-t-il eu des turbulences dans ce segment ?
« D’abord, répond Peter Praet, de nombreux investisseurs n’ont pas compris la nature exacte du risque qu’ils prenaient. Ensuite, certaines institutions ont beaucoup emprunté, ce qui les a fragilisés. Si des fonds spéculatifs se financent auprès de contreparties professionnelles en prenant en garantie des titres dont la valeur se réduit, ces contreparties vont demander des garanties supplémentaires. » C’est ce qui s’est passé avec les fonds de la banque Bear Stearns (Le Soir du 19 juillet).
Parmi ces SPV existent des véhicules qu’on appelle « conduits ». Ils mettent d’un côté à l’actif des tranches d’obligations triple A provenant de la titrisation des crédits. En contrepartie, ils émettent du papier commercial (des obligations à très court terme). Ce papier commercial, baptisé ABCP (asset backed commercial paper), rapporte plus que les placements à court terme classiques, car il est garanti par des obligations à long terme, qui portent des taux plus élevés.
« On a émis 1.200 milliards de dollars d’ABCP, affirme Peter Praet. De ce montant, le “subprime” ne représentait qu’une petite partie. Il était combiné à d’autres crédits. Mais quand les problèmes immobiliers ont commencé à apparaître, les investisseurs n’ont pas voulu prendre le moindre risque. Et ils se sont retirés. En quelques mois l’encours est passé de 1.200 à 800 milliards : 400 milliards n’ont pu être refinancés, et les banques ont dû les reprendre dans leur bilan. »
Une autre forme de SPV sont les SIV (structured investment vehicles). « On en a créé pour 400 milliards de dollars », s’étonne Peter Praet, qui observe que le bilan de ces SIV ressemble en fait à celui de petites banques. D’un côté, on a toujours ces obligations triple A résultant de la découpe des crédits. De l’autre, les SIV émettent en contrepartie des papiers à moyen terme (medium term notes) mais aussi des « equity », des titres qui ressemblent à des actions, pour en moyenne 7 %. « Là, il y a de grands problèmes, constate Peter Praet. Car si la valeur des obligations triple A à l’actif du SIV chute de 3,5 %, l’equity perd 50 % de sa valeur. Comme aujourd’hui, les décotes sur les obligations triple A sont supérieures à 3,5 %, beaucoup de SIV sont obligés de vendre. Mais vendre dans des marchés peu liquides exerce une pression supplémentaire sur les obligations qui perdent encore davantage de valeur, ce qui contraint le SIV à de nouvelles ventes… C’est un cercle vicieux. Certaines banques ont finalement pris leur responsabilité et les ont réincorporés en bilan. Mais cela crée une nouvelle tension sur le marché des liquidités, car il faut financer ces reprises. » HSBC, Citigroup et d’autres ont repris sur leur bilan pour plusieurs dizaines de milliards de dollars de SIV.
Cela les a poussés à thésauriser leur liquidité, bloquant le fonctionnement du marché interbancaire, ce qui explique pourquoi les banques centrales ont, la semaine dernière, procédé, de manière concertée, à de grosses injections de liquidités. Et puis, on a encore inventé des véhicules plus instables, dont certains, basés sur des titrisations de titrisation, ont vu leur valeur tomber à zéro.
« On attend tous les résultats des banques au quatrième trimestre, note Peter Praet. Le degré d’exposition des banques européennes n’est pas facile à déterminer, car, comme on l’a vu, il n’est pas toujours facile de comprendre le risque : Une tranche triple A n’est pas une tranche double A, un subprime en Floride n’est pas un subprime au Nevada.
Un subprime de 2004 n’est pas un subprime de 2006… Mais ce qui est certain, c’est que cette exposition n’est pas de nature à créer un problème de solvabilité pour les banques européennes. » La crise fait mal. Mais elle ne devrait pas être mortelle.
source : Publié le Samedi 22 décembre 2007 (No 298) dans Le Soir, page 26, édition Namur/Luxembourg.
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