LA BELGIQUE EN VOIE DE SOUS-DEVELOPPEMENT
Conférence à l'Université des Aînés
Louvain-la-Neuve le 18 mars 1997
Par exemple, depuis 1960, la Corée du Sud a enregistré un taux de croissance annuel moyen de près de 8%, ce qui signifie que son produit national a été multiplié par douze. En Belgique, quand tout va bien, on fait benoîtement du 2 % par an : à ce rythme, il faudrait 35 ans pour faire doubler le produit national. La Corée est devenue un pays industriel à part entière. Elle vient même d'être admise comme 29e membre de l'OCDE, le club des pays développés. La Belgique prend du retard dans le jeu de saute-mouton auquel se livrent les pays industriels.
Mais le principal, le pire aspect du sous-développement est la dépendance, c'est-à-dire l'aliénation dans les mécanismes de décision qui gouvernent le fonctionnement d'une économie nationale. C'est à cet égard surtout que la Belgique est en voie de sous-développement. Le sujet est vaste : je ne pourrai que tracer ici quelques pistes de réflexion, appuyées par les exemples les plus extrêmes, donc les plus significatifs.
Au cours d'une conférence à Louvain-la-Neuve il y a quatre ou cinq ans, Mark Eyskens disait : "Après 1946, la Belgique a basculé vers ses côtes et toute l'industrie a glissé comme le long d'une pente". Du seul point de vue géographique, l'avantage (hélas temporaire) de la Wallonie avait été la proximité du fer et du charbon; pour la Flandre, aujourd'hui, la proximité de la mer.
La première révolution industrielle
La première grande vague de progrès techniques, constituant la "révolution industrielle", a duré un siècle et demi : en gros, de 1730 à 1880. Les grandes inventions de cette époque étaient l'acier, la machine à vapeur, les chemins de fer, les bateaux en fer et à vapeur, les premières machines-outils (notamment dans le textile).
Les matières premières de cette première vague d'industrialisation étaient l'eau, le charbon et le fer : d'où le développement du sillon Sambre-et-Meuse, particulièrement. Pendant cette période et jusqu'à la guerre de 14-18, la Belgique a figuré dans le peloton de tête des pays industriels. Déjà en 1910 elle était devenue la troisième puissance commerciale du monde, avec ses exportations de rails, de wagons, de locomotives, de tramways; mais surtout par l'intervention audacieuse d'hommes d'affaires et d'ingénieurs : Cockerill (machines à vapeur), Coppée (charbonnages et fours à coke) Nagelmaeckers (les wagons-lits), Solvay (le carbonate de soude), Empain (les ACEC en 1904, les centrales électriques en Russie, au Brésil, en Egypte et en Chine, les chemins de fer vicinaux, le métro de Paris en 1900, Héliopolis), Jadot et Francqui construisaient les chemins de fer en Chine : en quatre ans, la ligne Pékin-Tangsé, longue de 1.214 km, avec un pont de 3.200 m sur le fleuve Jaune, Frankignoul inventait le pieu Franki en 1910, etc.
Les grandes inventions de la fin du XIXème siècle étaient de nature à affranchir le développement des sites antérieurs : l'électricité (Gramme invente la dynamo en 1871) et le moteur à explosion : les premières voitures automobiles, inventées par Daimler et Benz, circulaient à la fin des années 1880. Mais jusqu'à la seconde guerre mondiale, les premiers sites industriels sont restés ancrés en Wallonie et la Flandre demeurait principalement agricole.
Aujourd'hui, les mines de charbon et de fer sont épuisées et les nouvelles sidérurgies sont toutes maritimes : Sidmar en Belgique (à Zelzate, sur le canal Gand-Terneuzen), Ymuiden aux Pays-Bas, Palerme en Italie, Dunkerque en France, Fukuyama au Japon, etc. Un minéralier moderne peut transporter à bon marché en une cargaison 500.000 tonnes de minerai africain (Guinée) titrant 75 à 80 % de fer. Le minerai belge titrait du 30%.
Jusqu'il y a peu, la production industrielle belge (et nos exportations) étaient constituées jusqu'aux deux tiers par des demi produits, c'est-à-dire des produits de la première révolution industrielle, à faible valeur ajoutée : notamment l'acier, le verre, le ciment, la soude caustique, les engrais, etc. Pour 40% de nos exportations, nous sommes tout juste un degré au-dessus des pays du tiers monde qui exportent du coton ou du caoutchouc. Bref nous sommes restés longtemps et nous sommes encore en partie en retard d'une révolution industrielle.
Notre politique économique depuis la fin de la guerre
La grande malchance de la grosse industrie belge est d'avoir été épargnée par les bombardements alliés pendant la guerre. L'Allemagne et le Japon, où l'industrie a été rasée, ont pu recommencer à zéro et faire du neuf. En Belgique jusqu'à présent, on a fait du rafistolage, puis de l'euthanasie, sous la houlette du médecin palliatif Jean Gandois, le spécialiste des entreprises en phase terminale.
Dès la fin des "trente glorieuses", il était pourtant clair pour tout observateur averti que la sidérurgie, dans les sites traditionnels, était irrémédiablement condamnée à mort. En 1970 déjà, l'ouvrier sidérurgiste japonais produisait cinq fois plus que celui de Cockerill, et le Japon ne possède ni charbon ni fer (c'est peut-être sa chance). Mais la production d'acier n'a cessé d'augmenter en Belgique jusqu'à un maximum de 12 millions de tonnes en 1981, qui s'est encore presque maintenu pendant toute cette décennie. A ce moment-là, la France avait déjà supprimé 46.000 emplois en sidérurgie.
Que dirait-on d'un dentiste qui, pour extraire une dent, ferait revenir le patient à plusieurs reprises, en le travaillant par à-coups ? C'est ce qu'a fait la Belgique avec tous les canards boiteux de son industrie. On a fusionné des entreprises distantes, et même très distantes : en 1955, Cockerill fusionne avec Ougrée Marihaye; en 1970, Cockerill-Ougrée fusionne avec Espérance-Longdoz; en 1980, Hainaut Sambre naît de la fusion de Thy-Marcinelle et Providence. En 1981, Cockerill et Hainaut Sambre fusionnent pour devenir le grand Cockerill-Sambre. Je crois savoir qu'à l'intérieur de ce vaste complexe, les vois ferrées ont la même longueur que la ligne Ostende-Arlon. Enfin, en 1984, l'énorme mastodonte entreprend une vaste restructuration intitulée Plan Gandois. Et pour ce faire, le secteur public a investi d'énormes capitaux : les prévisions étaient de 200 milliards; les réalisations, les connaîtra-t-on jamais ?
D'après une étude du Bulletin de la Kredietbank, au cours de la période 1975-1985, la politique industrielle a dérapé. La récession qui a suivi le premier choc pétrolier (1973) a été le point de départ d'une hausse ininterrompue et prononcée des aides publiques aux entreprises. Les chiffres sont assez parlants : les aides aux secteurs nationaux (charbon, acier, construction navale, verre creux et textile) sont passés de 148 milliards de fr. entre 1975 et 1980 à 264 milliards durant la période 81-85. Voilà l'origine de l'expansion himalayenne de notre dette publique, beaucoup plus que le déficit de la sécurité sociale, comme on le dit trop souvent.
En 1975, notre dette publique représentait un niveau raisonnable de 60% du PNB; aujourd'hui, près de 130%. Chaque année, l'Etat belge doit consacrer plus de 40% de ses moyens financiers au remboursement de ses emprunts, soit près de 700 milliards de francs. On peut imaginer tout ce que l'Etat pourrait faire s'il ne s'était pas créé ce fardeau, à condition qu'il investisse utile. Dans le journal Standard du 25.09.96, Eric Van Rompuy fustigeait la politique menée en Wallonie en matière d'aide aux entreprises, estimant que le gouvernement Collignon ne soutient que les secteurs traditionnels tandis que le "Nord triomphant", comme il l'appelle, ne soutient que les secteurs d'avenir. Il signalait encore que seuls 15% des impôts sur les sociétés proviennent de Wallonie, quand la Flandre en fournit 55%. Quelle décadence !
Qui est responsable ? C'est ici que je vais me faire, parmi vous, un certain nombre d'ennemis. Au risque de paraître excessif, j'ai la conviction qu'une telle politique, pratiquée depuis un quart de siècle, n'a pu résulter que de la collusion tacite d'un grand patronat timoré et des syndicats, avec la bénédiction de politiciens opportunistes. Les patrons et les hauts cadres restent toujours payés - et très bien payés - dans les entreprises déficitaires (rappelez-vous les révélations de la presse à l'occasion de l'éjection de M. Godefroid à la Sabena).
Très longtemps, les conseils d'administration de nos grandes sociétés anonymes ont eu une moyenne d'âge supérieure à 70 ans. Notre économie était gouvernée par une gérontocratie : que peut-on attendre d'une industrie dirigée par des vieillards ? Et faut-il s'étonner que les postes les plus importants du portefeuille de la Générale étaient les banques et les assurances ? Quand on est vieux, on se prémunit contre les risques et on essaie de jouir de son épargne : on n'investit plus, on ne risque plus.
Ecoutez cette histoire. C'était en 1972. On fêtait le 150ème anniversaire de la Société Générale de Belgique (fondée en 1822), à laquelle La Libre Belgique réservait en grande pompe sa page de garde. Et le journaliste de service interviewait Max Nokin, gouverneur de la Générale, et René Lamy, son futur successeur. Question du journaliste : "On reproche souvent à la Générale d'être restée cantonnée dans les secteurs de base et de ne pas avoir suffisamment évolué vers les secteurs de pointe."
Max Nokin : "J'aime beaucoup cette question. Mais je me demande vraiment pourquoi on s'acharne à dire que la Générale se contente des secteurs de base, qu'elle se borne à extraire du charbon, fabriquer des ronds à béton et vendre du ciment. J'ai un jour demandé à des amis américains comment ils traduisaient le mot "secteur de pointe". Eh bien, ce mot n'existe pas dans la langue américaine. Le seul mot qui existe est celui d'advanced technology.
"Et la technologie de pointe peut s'appliquer à tous les secteurs, même aux secteurs de base. Nous tentons de développer au maximum nos "points forts", ceux pour lesquels nous avons acquis des avantages historiques ou géographiques. Et nous y développons des technologies de pointe.
"Prenons la cimenterie, par exemple. Apparemment, c'est une industrie peu noble. Mais j'aimerais que vous visitiez une cimenterie ultramoderne, une cimenterie dans laquelle il n'y a presque plus de personnel, dans laquelle tout se fait automatiquement, y compris la résolution, chaque quart d'heure, de quatre équations à quatre inconnues.
Et voici la fin (in cauda venenum...) :
"Il ne faut pas oublier non plus que les industries que l'on appelle "de pointe" sont les plus fragiles. Nous continuerons toujours à consommer du ciment. Mais nous ne sommes pas sûrs que demain, nous consommerons encore de tel ou tel produit actuellement en vedette. L'évolution foudroyante des techniques rend les industries de pointe très vulnérables et nous n'avons pas le droit de centrer la plus grande partie de nos activités sur des secteurs fragiles." (La Libre Belgique, 89, no 300, 26 oct. 1972, p.10.)
Commentaire : certes nous faisons beaucoup de ciment, dit Max Nokin, mais c'est du ciment informatique à quatre inconnues. Hélas c'est toujours du ciment, à ne savoir qu'en faire lorsque le marché mondial en dégorge. Idem pour les ronds à béton. Et que fait-on de tout cela ? On le loge dans les autoroutes. C'est la raison pour laquelle les autoroutes belges en béton sont réputées les plus bruyantes d'Europe et les plus fatales aux pneumatiques.
Ensuite, on peut admirer le courage et le goût du risque : "on consommera toujours du ciment, mais utilisera-t-on toujours des ordinateurs?". Où sont donc les Cockerill, les Empain, les Coppée, les Jadot, les Solvay d'antan ?
Encore aujourd'hui, les seules entreprises florissantes en Belgique sont les banques, les assurances et peut-être les coiffeurs pour dames. Dans son dernier et récent rapport annuel, l'Union professionnelle des entreprises d'assurance se félicite de sa rentabilité et du développement de ses activités : entre 1990 et 1996, l'encaissement des primes d'assurances est passé de 4,8 à 5,8% du PIB. Donc près de 6% de notre produit national est consacré à payer des primes d'assurance.
A Héverlé, dans le parc du château d'Arenberg, figure un joli monument, offert à la faculté polytechnique de l'UCL. C'est, monté sur un socle en pierres de taille, un convertisseur (sorte de grosse bombarde). Le convertisseur est une cornue basculante dans laquelle on transforme la fonte en acier en oxydant le carbone par insufflation d'air comprimé.
Sur le monument, figure l'inscription suivante :
Capacité : 2 tonnes
en usage aux usines Emile Henricot
Court-St-Étienne
de 1897 à 1973
Les syndicats aussi portent une lourde responsabilité et ils sont très puissants : à défaut de statistiques plus récentes, je vous signale qu'en 1970 la main-d'oeuvre était syndiquée à raison de 23% en France, 33% en Italie, 40% aux Pays-Bas, 42% en Allemagne, 51% en Angleterre, 75% en Belgique (c'est un record mondial). Je n'ai rien contre les syndicats, au contraire, mais c'est à condition qu'ils ne deviennent pas un pouvoir d'Etat. Au début de la grande crise qui s'est déclenchée en 1973, leur grande peur était la perspective du chômage. Ils ne pouvaient ignorer qu'on n'y échapperait pas : mais, timorés à leur tour, ils préféraient donner du mou, temporiser. Dans la sidérurgie wallonne, les effectifs sont passés de 62.000 en 1960, à 54.000 en 70, 38.000 en 80, 19.000 en 90, 16.000 en 95; ils vont encore en perdre 5.000. A longue échéance, le résultat est donc le même, mais quel gaspillage de capitaux par les piqûres de survie à nos canards boiteux !
Cette politique du pire a été pratiquée pour la grande sidérurgie, les charbonnages; aujourd'hui on va peut-être prendre Clabecq et remettre cela; Gandois est toujours au poste, mais combien gagne-t-il donc ? Quand les charbonnages de Campine ont été fermés, le charbon américain rendu en Belgique coûtait deux fois moins cher que le charbon limbourgeois. Et pour reconvertir l'activité économique dans cette région, nos responsables n'ont rien trouvé de mieux qu'un vaste projet, dénommé par nos amis flamands le "smeerpyp" : un grand collecteur d'eaux industrielles usées, acheminées le long du canal Albert. On a déjà dépensé 5 milliards de francs, mais comme soeur Anne, on ne voit toujours rien venir. En attendant, certaines "huiles" du CVP (c'est le cas de le dire) sont enfoncés dans la "smeer" jusqu'au cou. Soit dit en passant, contrairement à nos autres canards boiteux, les charbonnages du Limbourg n'ont jamais été rentables. Dès leur ouverture en 1967, ils n'ont pu survivre qu'avec l'aide des subsides publics. Et le plan de leur fermeture s'est élevé à plus de 100 milliards de francs.
L'économie belge achetée par l'étranger
Quand à nos entreprises plus ou moins viables, on se les fait acheter les unes après les autres. Pour les pays développés, l'économiste américain Galbraith a montré que les cent plus grosses entreprises industrielles fournissent entre les deux tiers et les trois quarts de la production totale. Une étude financée par la Fondation Roi Baudouin a montré que parmi les cent plus grandes entreprises industrielles, 78 sont françaises en France, 75 sont hollandaises aux Pays-Bas; chez nous, 38 seulement sont belges. Les deux tiers de notre grande industrie nous échappent; et ce qu'il en reste, Cockerill et Cie, qui serait assez bête pour nous les racheter, je vous le demande ? La liste des achats est longue et triste, écoutez cette litanie :
Société Générale de Belgique --> groupe Suez (français) 1988 A propos du rachat de Tractebel par la Générale (de France), je ne veux pas laisser passer l'occasion de stigmatiser l'attitude de certains de nos hommes d'affaires, en l'occurrence Albert Frère. Du reste, je me contenterai de citer la Libre Belgique qui, c'est bien connu, ne dit jamais du mal d'autrui. C'était le 14 mars 1997, je cite : "En 1989, sous le contrôle du gouvernement, la Générale (de France) signait avec Albert Frère une sorte de pacte sur le partage du secteur de l'énergie. En échange du contrôle de Petrofina, Albert Frère s'engageait à conserver l'équivalent d'une minorité de blocage dans Tractebel; soit un contrepoids, une garantie, un garde-fou. En automne dernier (1996), Albert Frère a vendu, pour 49 milliards de francs, cette ultime barrière qui empêchait le Générale (de France) et donc le groupe Suez, de prendre le plein contrôle de Tractebel. Personne, au sein du gouvernement, ne s'est inquiété de cette décision. Pourtant, elle faisait partie de la stratégie du groupe Suez et méritait déjà que l'on active la sonnette d'alarme." Mais il semble bien qu'Albert Frère s'apprête à commettre un autre méfait : la création d'une grande banque par fusion de la Générale de Banque (filiale de la Générale de Belgique et donc de Suez) et la BBL (Banque de Bruxelles Lambert). Cette fusion est entre les mains de Suez à Paris et celles du groupe ING aux Pays-Bas. On nous a racheté les plus beaux morceaux de notre industrie, on va nous racheter les plus beaux morceaux de notre système bancaire. Et ce sont nos hommes d'affaires qui se commettent dans cette vilaine opération.
ACEC Charleroi-Union Minière --> Westinghouse
Brugeoise et Nivelles (trains-trams) --> canadien Bombardier
Fabelta --> AKZO, groupe chimique néerlandais
Glaceries de St Roch --> St Gobain
Glaverbel --> Asahiglass (Japonais)
Ciments d'Obourg (2ème cimenterie belge) --> Holderbank (Suisse)
Cie des Ciments belges (3ème...) --> Ciments français (1990)
FN --> groupe français GIAT (début 1991)
Dans l'agro-alimentaire :
Côte d'Or --> Jacobs-Suchard (suisse) --> Philip Morris (USA)
Café Chat Noir et Jacquemotte --> Douwe Egberts
Marie Thumas --> Bonduelle (français) (début des 1980)
Brasseries Maes et Alken --> BSN (français) juin 1992
Tabacofina-Vanderelst (cig. Belga) --> Rothmans (anglo-sud-africain) en 1989
Tirlemont (80 % de la production de sucre) --> Südzucker (All.)
Alumettes Union Match -(les drapeaux croisés) --> Volvo
Textiles De Witte-Lietaer --> Gamma (hollandais) en 1990
Banque Nagelmackers --> BNP (français) en 1991
Compagnie des Wagons-Lits --> Accor en 1991
Tapibel (tapis limbourgeois - 90 % du CA à l'étranger) --> Allied textiles (anglais) nov. 1991
Brasserie et fromagerie de Maredsous - -> français Bel (janv. 92)
Chicorée Pacha (<
Tonton Tapis --> groupe hollandais Macintosh (mars 1993)
Saint-Roch (à Couvin), seul fabricant belge de chaudières en fonte --> groupe suédois Trelleborg, spécialiste dans le chauffage (juillet 1991).
BBL (Banque Bruxelles-Lambert), 2ème banque belge, a failli être rachetée en septembre 1992 par ING (Internationale Nederlanden Groep), 2ème banque hollandaise. L'OPA n'a pas réussi, mais c'est peut-être partie remise : la firme hollandaise détient déjà 20% du capital.
Sarma est racheté par le hollandais KBB (Koninklijke Bijenkorf Beheer) début 1997 : 27 magasins Sarma occupant des positions stratégiques dans les grandes villes belges.
Tractebel --> Société Générale (anciennement "de Belgique", mais aujourd'hui française, groupe Suez) en sept. 1996 (49 milliards FB) : la SBG contrôle aujourd'hui 65 % du capital. Or Tractebel contôle à son tour Electrobel : l'électricité belge est donc sous la coupe française. Mais voici que de nouvelles menaces pèsent sur Tractebel (mars 1997). En effet, il est question d'un mariage entre la Compagnie de Suez (belle-mère de la Société Générale) et de la Lyonnaise des Eaux. Une fusion, même partielle, serait de nature à porter gravement atteinte aux intérêts belges parce que la nouvelle venue nage dans les mêmes eaux que Tractebel . Il y a un risque de délocalisation : Tractebel pourrait voir progressivement transférer certaines de ses activités (développement à l'étranger, bureaux d'études, Fabricom, etc.) au sein du nouveau groupe.
Mars 1997 | les usines Boël sont en partie rachetées par le géant hollandais Hoogovens. Et, faisant prévoir les restructurations inévitables, Hoogovens a déclaré : "La réussite dépend de tous et n'est pas assurée de facto. Dorénavant La Louvière marchera "à la hollandaise" : on ne nous l'envoie pas dire. |
Le rachat de nos firmes par l'étranger n'était pas écrit dans les astres. Le contraire aurait bien pu se faire. Roland Leuschel, un Allemand installé en Belgique depuis 30 ans (responsable de la stratégie à Bruxelles-Lambert) a publié un livre intitulé significativement : "Jamais le dimanche et de préférence en octobre" (Roularta Books 1992). Il écrit : "Si la moitié seulement de notre épargne colossale, gelée dans la dette publique, avait été investie dans les entreprises à capital à risque, n'aurait-on pas assisté à des OPA dans l'autre sens : de la Générale sur Suez, de Tirlemont sur Südzucker, de Wagons-lits sur Accor, de la BBL sur ING, de Côte d'Or sur Jacobs-Suchard, etc. Il est toujours permis de rêver... à moins que le législateur belge n'introduise prochainement une taxe sur les rêves."
Voici la preuve que l'inverse est possible : dans les années soixante, malgré l'opposition du général de Gaulle, le groupe Empain a réussi à entrer en force dans le groupe sidérurgique Schneider, le fleuron de l'industrie française (armes, locomotives, turbines, etc.). Le nouveau groupe Empain-Schneider s'est orienté alors vers le nucléaire et la construction de cuves de réacteur, les holdings français étant contrôlés par les holdings belges : Electrorail, Cofibel, Grands Lacs et Fagaz.
Remarque importante : il ne faut pas être un mastodonte pour nous acheter : il suffit d'être un petit pays dynamique et audacieux. C'est pour cela que la Belgique est achetée, morceau par morceau, par les Hollandais : c'est une belle revanche sur 1830. Mais voilà : la Belgique est un pays en voie de sous-développement; les Pays-Bas un pays en voie de développement. Pour comprendre, il suffit d'examiner comparativement les holdings de nos deux pays, secteur par secteur : ACEC et Philips (1904), Petrofina et Royal Dutch, Interbrew et Heineken, les AB et ING, la Générale de Banque et ABN, et - la cerise sur le gâteau - Sabena et KLM, etc.
Chose curieuse : les ACEC et Philips ont été fondées la même année, en 1904, dans le même secteur d'activité. Aujourd'hui Philips est une société puissante, possédant 70 filiales partout dans le monde, avec 250.000 travailleurs. Les ACEC (Ateliers de construction électrique de Charleroi) ont été rachetés par Westinghouse, avec un personnel réduit à quelque 2.000 travailleurs. Et pas rentable pour autant : Westinghouse voudrait s'en débarrasser : on se repasse les ACEC comme une assiette chaude. A propos, c'est Philips qui a inventé le tube au néon, le rasoir électrique, le compact disk, et bien d'autres produits de pointe. Les ACEC, qu'ont-ils donc inventé ?
La dépendance
Il faut le répéter : plus que la pauvreté, le sous-développement, c'est avant tout la dépendance. Voilà pourquoi je soutiens que la Belgique, mais surtout la Wallonie, est en voie de sous-développement.
Jean-Pierre de Launoit (vice-président de la Banque Bruxelles-Lambert) déclarait ceci à La Libre Belgique (26-9-92) :
"C'est d'ING qu'est venue l'initiative. Nous avons effectivement accepté de parler, mais nous nous sommes aperçus, au fil du temps, que les Hollandais avaient une vision totalement dominatrice, que dès lors le partenariat était illusoire et qu'on pouvait faire son deuil de la belgitude. Nous avons compris qu'une association équilibrée avec eux n'existerait jamais. Nous avons eu l'impression d'être un actionnaire minoritaire non souhaité dans cette maison. Nous avons été systématiquement mis en minorité. Nous avons aussi pu constater qu'ils étaient très pingres et qu'ils cherchaient à frustrer petits et gros actionnaires."
Voici les effets de la dépendance : rien qu'en 1991 :
- c'est une décision venant de Clermont-Ferrand qui a fermé l'usine à pneus de Machelen;
- c'est des États-Unis qu'est venu l'ordre de fermer l'usine Colgate de Herstal;
- c'est à Paris qu'on a décidé la fermeture de l'usine à zinc de la Vieille Montagne à Baelen.
Plus récemment, c'est à Billancourt qu'a été prise, sans la moindre sommation, la décision de fermer l'usine Renault de Vilvorde, ce qui va réduire au chômage 3.152 travailleurs. Je le répète : pas la moindre sommation : c'est un délit de fuite. Le gouvernement belge a protesté, le gouvernement français a compati, mais c'est de l'eau bénite de cour : on n'y coupera pas. Quant à l'intersyndicale européenne, elle demande encore à faire ses preuves et ce sera peut-être moins simple que de faire accepter l'euro comme monnaie unique. Il faut pourtant l'encourager : c'est notre seule planche de salut, étant donné la faiblesse, voire l'incohérence de la Commission des Communautés Européennes.
Remarquez, le coup de Jarnac de Louis Schweitzer n'est pas une "première" dans le domaine automobile. Déjà en 1970, Citroën avait fermé son usine belge, réduisant au chômage plus de 900 travailleurs, malgré les traditionnelles protestations syndicales et ministérielles. L'histoire ne commence donc pas : elle continue.
Ce qu'on ne sait pas suffisamment, parce que cela se fait dans la discrétion, c'est que les entreprises rachetées sont souvent démontées, du moins leurs meilleurs morceaux, et délocalisées à l'étranger. On pouvait lire ceci dans la presse, au début de juin 1995 : "Luc Willame, administrateur délégué de Glaverbel, a confirmé à ses actionnaires l'information lancée lors des grèves dans la région de Charleroi : le groupe verrier investira en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.
"Il s'agira "de reproduire hors Belgique toutes les activités qui ont une importance stratégique, avec des installations similaires opérationnelles d'ici deux à trois ans. Pour mieux retourner le couteau dans la plaie, il a dit que la décision a bel et bien été aiguillonnée par le conflit syndical : un dossier d'investissement était déposé à la région wallonne pour l'obtention de subsides. Il est caduc : Glaverbel ne fera plus marche arrière."
* *
Que nous réserve l'avenir ?
Cet exposé est pessimiste, mais la réalité n'est pas exaltante; l'avenir est-il aussi noir ? Nous n'avons hélas pas fini de nous purger des erreurs du passé; c'est ce qui occulte dans une certaine mesure les raisons d'espérer. L'étude de la Kredietbank, dont il était question ci-dessus, conclut son analyse en disant : "pendant encore une grande partie du 21ème siècle, la Belgique devra payer les erreurs commises pendant les années 70."
Les raisons d'espérer se trouvent peut-être dans le secteur des petites et moyennes entreprises. Mais nous manquons d'innovateurs, ayant le goût du risque. Il y en a pourtant : en voici deux exemples, simplement. Dans le zoning industriel de Louvain-la-Neuve, une petite entreprise appelée "Iris" (effectif : 55 personnes) a inventé le crayon électronique, qui permet d'introduire dans l'ordinateur, par simple soulignement, une ligne de texte toutes les deux secondes : le "data pen". Le produit est breveté et commence à bien se vendre : 50.000 exemplaires en trois ans à travers le monde. Autre exemple : une entreprise belge produit les 80% des billes de billard utilisées dans le monde entier, la Saluc, installée dans le Tournaisis. Je suis mal informé, mais peut-être existe-t-il pas mal d'entreprises de ce genre, trop mal connues ?
Et certaines de nos vieilles entreprises ont gardé de beaux restes. Le groupe Bekaert, qui a conservé son caractère familial, avec 47% des actions, occupe toujours 17.000 personnes, avec un chiffre d'affaires de 90 milliards de fr. et 59 centres de production dans 19 pays. Mais sur 100 francs de recette, Bekaert consacre deux francs à la recherche et au développement. Il a dépassé quelque peu le stade du fil de fer.
Cependant l'attrait de la nouveauté nous fait encore défaut. Je n'en retiendrai pour preuve que la répartition régionale des sites belges sur Internet (en mai 1996) : sur les 1.700 sites alors répertoriés, 60 seulement étaient wallons, 160 bruxellois et le reste flamand : plus de 80 % ! A l'intérieur d'une Belgique largement dominée par l'étranger, la Wallonie est de plus en plus sous la coupe de la Flandre. Mais ceci mériterait une autre conférence.
Pour prévoir ce qui va se passer, il faut prendre conscience des changements structurels importants qui affectent l'économie mondiale depuis 15 ou 20 ans : ce qu'on appelle "la mondialisation", suscitée par la libre circulation des biens et des capitaux comme jamais auparavant dans l'histoire. Cette évolution tient à des progrès techniques sans précédent :
- pour les produits, un abaissement considérable des coûts de transport maritimes grâce à l'augmentation de la dimension des navires, l'automatisation de leur pilotage et surtout la "conteneurisation";
- pour les capitaux, la télématique qui leur permet de circuler par delà des frontières à la vitesse de l'éclair.
Il est possible maintenant de fractionner la production des marchandises et de la délocaliser géographiquement en profitant des différences dans les coûts de production, notamment de la main-d'oeuvre. Cette dernière, en de nombreux pays du tiers monde, atteint maintenant une qualification suffisante pour être apte au travail en usine.
Dans les pays actuellement développés, le secteur industriel connaîtra, en termes d'emploi, l'histoire de la peau de chagrin, comme auparavant l'agriculture. Historiquement la Belgique a détenu le record de l'emploi dans le secteur industriel : 53% des actifs en 1950. Il ne faut surtout pas pavoiser : si nous avions autant de main-d'oeuvre dans nos usines, c'est qu'elles étaient en retard de mécanisation. Aujourd'hui, des prévisionnistes sérieux pensent qu'en l'an 2.000, dans les pays développés, la main-d'oeuvre industrielle ne représentera plus que 10% des actifs; et dix ans plus tard, 2% seulement : moins qu'aujourd'hui dans l'agriculture. Cela ne réduira pas nécessairement la production industrielle, mais comme aujourd'hui en agriculture, on produira toujours plus avec toujours moins de travailleurs.
Conclusion
Que faut-il faire ? Que faudrait-il avoir le courage de faire ? D'abord, il faudrait faire le ménage. Il convient que les responsables de la débâcle initiée dans les années 70 disparaissent, s'ils ne l'ont pas encore fait, de la scène politique et de la direction des affaires. A fortiori faut-il que soient écartés les cadres promus uniquement pour leur allégeance politique dans les entreprises publiques ou semi-publiques. A la Sabena, disent les méchantes langues, on pourrait renvoyer dans leurs foyers sans grand dommage les cadres de premier et second rang qui bénéficient de plantureux émoluments.
Les auditions de la commission Dutroux ont démontré à quel point les structures formelles de l'administration publique sont sclérosées, inopérantes, au moins partiellement dans l'appareil judiciaire, la police et la gendarmerie. Seraient-elles plus efficaces dans le domaine économique ?
Pourra-t-on effectuer ce nettoyage par la voie démocratique ? Il ne faut rien augurer de bon de la nomination récente des présidents du parti socialiste et du parti libéral, élection qui ne ressortit évidemment pas à la démocratie mais au système du Soviet Suprême. Faudrait-il alors recourir à la démocratie directe : au pays réel, comme disaient les rexistes ? Une marche blanche suffirait-elle? Ou bien faudrait-elle qu'elle soit rose, sinon rouge ?
Une nouvelle politique économique devrait redistribuer l'activité de manière à introduire des changements considérables dans la structure de notre économie nationale. Il faudrait d'abord réduire le secteur industriel là où il n'est plus depuis longtemps et ne sera plus jamais compétitif, donc rentable dans une économie de marché. Il faudrait par contre encourager la recherche et le développement dans les secteurs de pointe. En tout cas il faut garder à l'esprit qu'à terme, la main-d'oeuvre industrielle se réduira, bon gré mal gré, à 2% de la population active.
Ces changements nécessiteront complémentairement d'importants investissements en matière d'enseignement. Au début de la société industrielle, l'analphabétisme était très répandu dans le monde ouvrier. Aujourd'hui, il est devenu pratiquement impossible de trouver un emploi si l'on ne sait pas au moins lire et calculer.
Les analphabètes de demain sont ceux qui ne pourront trouver leur place dans la nouvelle société du savoir. L'émergence du savoir comme nouvelle source de pouvoir pose naturellement le problème de ces nouveaux exclus. Le travail purement manuel et les travaux de routine dans les bureaux sont irrémédiablement appelés à disparaître : les machines et les ordinateurs se chargeront intégralement de la besogne.
Pour être productive, la main-d'oeuvre devra donc être intelligente, créative et capable de maîtriser au moins une parcelle du "savoir"; c'est déjà le cas au Japon. Il ne s'agit plus seulement de savoir lire ou écrire, mais en plus de pouvoir programmer. L'éducation, une fois de plus, apparaît comme une priorité absolue pour l'avenir.
Ensuite, et peut-être surtout, il faut dégraisser le secteur tertiaire dans ses activités non productives : l'administration publique, les banques et assurances, etc. Par contre, le secteur tertiaire pourrait répondre à d'importants besoins qui ne sont pas satisfaits. Des besoins collectifs qui peuvent être financés par l'Etat : la santé, le logement, l'éducation, la sécurité. Mais aussi des besoins immenses qui pourraient être financés par le secteur privé à condition que l'intervention des pouvoirs publics diminuent le coût du travail : ce sont les services aux personnes (aide aux personnes âgées, accompagnement des enfants après l'école, services à la clientèle autour des entreprises, sécurité), jusqu'au champ immense de l'environnement, de la récupération des déchets et l'aménagement du territoire ou même de l'accès à la formation et à la culture.
Pour finir, ce qui est ici en question, ce n'est rien de moins que notre modèle de société. Mais si nous ne prenons pas l'initiative des réformes, elles nous seront imposées, et d'autant plus pénibles.
Chers amis, que Dieu nous garde !
Fernand Bézy Professeur émérite U.C.L. Louvain-la-Neuve |
Fondation Roi Baudouin : "L'économie belge sous influence", Herman Daems et Peter Van de Weyer, Academia, 1993.
page :UCL | SPED
12 février 1996
Responsable : Lemaître Jean-Pierre < lemaitre@econ.ucl.ac.be >
Auteur : FERNAND BEZY < BEZY@DVLP.ucl.ac.be >
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